Penser la mobilité à partir de l’éducation – par Gérard Hernja
Chronique de Gérard Hernja , docteur en Science de l’Education, responsable formation ECF et enseignant DIU Conseiller en Mobilité
Bougeons « vraiment » les lignes ! Construire la mobilité par l’Education
Le déplacement et les transports ont dévoré la mobilité
La mobilité est une entrée essentielle pour imaginer et construire le monde d’après, à condition toutefois qu’elle sache se défaire de l’emprise du déplacement et des transports. Cette emprise s’est installée de manière insidieuse, profitant sans doute du caractère polysémique du concept de mobilité. Les discours et les actes dans ce champ encore en friche ont progressivement été instrumentalisés, mis au service d’une société du mouvement observable où la preuve de mobilité passe par le déplacement physique et l’utilisation des transports.
En quelques années, le secteur des transports, avec l’ensemble de ses opérateurs, en synergie avec le politique, a su s’emparer des questions essentielles liées à la mobilité, les détournant à son profit, avec le déplacement comme fer de lance et avec comme caisse de résonnance la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM). On a semblé découvrir que certains Français ne bougeaient pas, surtout dans les territoires qualifiés d’oubliés et parmi les catégories de population dites fragiles, mais en oubliant que cette assignation à résidence résultait davantage de l’éloignement progressif des services, y compris ceux de l’Etat, et de l’abandon de certaines zones, comme les banlieues ou la ruralité, que des « incompétences » de leurs habitants. L’émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles solutions pour faciliter les déplacements a donc été acceptée sinon favorisée, à condition cependant qu’ils ne sortent pas du paradigme dominant. La mobilité est même devenue un accélérateur de startup et de solutions disruptives, trop souvent descendantes et peu adaptées aux besoins réels des personnes et des territoires, même s’il existe des exceptions remarquables.
Aujourd’hui, il n’est pas un opérateur de transport, un constructeur, un organisme lié à l’automobile qui n’a pas été attiré par le pouvoir du mot « mobilité » et qui ne l’a pas associé à ses pratiques ou à sa marque. Dans cet environnement, ce sont les modalités d’usage définies par les opérateurs, sous couvert des acteurs politiques et économiques, qui justifient la signification d’une mobilité circonscrite aux déplacements et aux transports. Cette signification ne répond cependant pas à la question essentielle du sens pour celui qui a comme injonction de faire preuve de mobilité.
La nécessité proclamée de bouger physiquement, de sortir des territoires, de se conformer au modèle dominant s’est ainsi imposée sans véritables critiques de fond ou tout au moins sans que ces critiques ne soient audibles. Le « bouger pour s’en sortir », au-delà du slogan, est devenu une norme sociale et un exemple concret de comportement attendu, même lorsqu’il condamne les territoires.
Pour accéder au monde du travail et à la société de consommation, dans ce paradigme du déplacement et des transports pour tous, il faut donc savoir faire preuve d’ambition, sortir de sa banlieue, de sa campagne, de sa condition, de ses désirs également pour adopter des solutions toutes faites à des problèmes qui auraient pu ne pas se poser si d’autres choix fondamentaux avaient été faits en amont.
Pour être acceptable, cette mobilité a été saupoudrée de qualificatifs censés la rendre moins brutale et discriminante. Elle s’est ainsi voulue inclusive ou solidaire, avec l’objectif d’accompagner les plus fragiles pour tenter de ramener dans les flux de la société ceux qui le peuvent et le méritent. Les associations et le secteur de l’Economie Sociale et Solidaire se sont très largement mobilisés autour de cette thématique, avec à la clef des réussites mais aussi des déceptions et parfois des doutes légitimes sur le rôle qui leur est assigné dans ce domaine, au service d’une société qui ne se remet pas en cause, à un moment où pourtant tous les voyants sont déjà au rouge.
Mais le contrat de départ était sans doute biaisé.
Peut-on parler d’inclusion et de solidarité lorsque l’objectif n’est pas d’adapter la société à l’homme mais de transformer l’homme pour l’adapter à l’injonction sociale de mobilité ?
A nos yeux, il appartient à la société d’être inclusive et solidaire, pas à la mobilité. Il est de la responsabilité du politique de faire bouger les lignes économiques et sociales pour inclure tous les citoyens plutôt que de se limiter à faire bouger à tous prix les individus pour qu’ils rentrent dans l’interligne choisie. L’inclusion consiste alors moins à faire « sortir de » qu’à « englober dans », quitte à élargir l’espace englobant.
La mobilité, c’est ce qui fait encore mouvement, même quand le déplacement s’arrête
Même s’ils sont tous deux reliés au mouvement, la mobilité et le déplacement ne sont pas à confondre. Ainsi, lorsque le déplacement est contraint ou absent, la mobilité reste un marqueur social fort. Les habitants des centres villes qui acclament à la fenêtre ceux qui sont contraints de se déplacer sont souvent bien plus mobiles qu’eux, en premier lieu dans leur capacité à adapter et gérer leur vie, sans se déplacer et sans se mettre en danger.
Si le déplacement peut s’observer et se tracer, la mobilité est pour sa part intimement liée à l’homme et à tout ce qui va déterminer ses mouvements. Elle est certes en lien avec un territoire, des infrastructures et des modes de transport mais uniquement sous couvert d’une appropriation par la personne elle-même des différents éléments qui constitueront les formes de vie qu’elle voudra, pourra ou saura choisir. Ce « propre de l’homme » constitutif de la mobilité explique également l’inefficacité relative des solutions descendantes, pensées avant tout pour favoriser les déplacements, traduisant davantage les besoins de l’économie des transports mais aussi de l’économie en général que les désirs des habitants.
Par ailleurs, la mobilité ne se construit pas à partir du déplacement physique et de l’usage des moyens à disposition pour se déplacer. Avoir son permis de conduire, posséder une voiture, savoir circuler à vélo, utiliser les transports en commun ou même marcher sont des prérequis pour se déplacer mais ne sont que des indices faibles de mobilité. Apprendre à conduire, apprendre à circuler à vélo ou à utiliser les transports en commun, comme apprendre à se débrouiller en réduisant ses déplacements physiques pourraient, en s’intégrant dans un processus réflexif et éducatif, devenir des moments forts de la construction des capacités à être mobile.
Avant de se concrétiser à travers différentes formes de déplacements, la mobilité est donc un capital culturel, intellectuel et social propre à une personne. Elle peut alors être définie comme un ensemble de possibles inhérents à une personne donnée, dans un environnement donné, comme autant de chemins dans la tête et de cheminements potentiels dans le quotidien de chacun. Ces chemins dans la tête, surtout s’ils se doublent de moyens financiers, permettent ensuite à la personne qui en est dépositaire d’organiser ses mouvements et au besoin de choisir, sans préjudice majeur, de ne pas se déplacer en trouvant des moyens alternatifs pour satisfaire ses désirs et ses besoins.
Avec la crise sanitaire et les contraintes fortes sur le déplacement, nous observons que les inégalités en termes de mobilité se creusent sensiblement. Même sans déplacement, un certain nombre de nos concitoyens restent particulièrement mobiles, connectés au monde, en capacité d‘organiser leur vie, leur travail, leurs loisirs différemment. D’autres se retrouvent sans solutions dans l’attente de la fin du confinement, bloquées chez eux sans possibilité de travailler, sans capacité réelle d’aider leurs enfants, parce que la continuité pédagogique n’est pas celle qu’offre l’éducation Nationale mais celle à laquelle les parents peuvent raccrocher leurs enfants. D’autres enfin sont enjoints de continuer à se déplacer, au service de la société, parfois au détriment de leur santé, souvent les plus fragiles et parfois même les moins mobiles a priori.
Lorsque le déplacement cesse, à n’en pas douter, les inégalités en termes de mobilité s’exacerbent.
Construire la mobilité du jour d’après
La « mobilité du jour d’après » ne trouvera du sens que si elle est se construit à une distance idéale du déplacement, des transports et de tous ceux qui les administrent. Cette distance n’est pas celle de l’ajustement actuel qui soumet la mobilité au déplacement. Elle est celle qui permet une forme de liberté, une articulation des problématiques de déplacement et de mobilité pour le bénéfice des personnes, dans un projet où le mouvement ne se confond pas avec l’agitation et où les personnes ne sont pas condamnées à tourner en rond, comme des hamsters dans une cage, pour entrainer le monde vers la catastrophe suivante.
Le droit à la mobilité, mis en avant lors des débats sur la LOM, ne peut pas non plus s’imaginer sans un vaste mouvement d’éducation intégrant de toute urgence les questions sociales et environnementales, prenant en compte les territoires et les personnes. Ce caractère nécessaire et essentiel de l’Education à la Mobilité est encore renforcé par le fait que la crise que nous vivons n’est sans doute qu’un aperçu de celles qui adviendront, notamment au niveau environnemental. A ce titre, l’opérateur de la mobilité à venir ne peut être que l’Education.
C’est au prix de cette éducation et d’une montée en compétence de nouveaux acteurs, à l’intérieur des territoires et au contact avec les habitants, que des solutions nouvelles pourront être partagées et surtout guidées de la base. C’est aussi à ce prix que ces solutions deviendront acceptables et éviteront des mouvements sociaux forts dans tous les lieux laissés à la marge. Paradoxalement, il en est aussi de l’intérêt des opérateurs de transport de favoriser cette démarche. Et ce n’est pas parce que l’Education s’inscrit dans un temps long qu’elle n’est pas une urgence et ne répond pas à l’urgence, bien au contraire. Dans ce domaine, il suffirait déjà à minima d’un signe positif pour donner des perspectives et de l’espoir.
Les opérateurs de transport seront, à n’en pas douter encore et toujours des acteurs de cette mobilité. Mais pour que le monde de demain ne soit plus le même, ils ne doivent pas en être les auteurs ou les seuls inspirateurs. Ce faisant ils y gagneront sans aucun doute eux aussi en pertinence, en efficacité et en notoriété. Les citoyens devront y trouver une place de choix avec des solutions qui seront construites, avec eux et pour eux, pour répondre aux défis à venir. Les politiques devront pour leur part être capables de maintenir le cap, avec courage mais aussi avec transparence, parce que dans ce domaine comme beaucoup d’autres, leur capital confiance est sérieusement entamé.