« Mener transition écologique et inclusion sociale est un double défi » – Interview de Gilles Babinet
Co-président du Conseil national du numérique, digital champion de la France auprès de la Commission européenne, conseiller de l’Institut Montaigne, enseignant à Sciences Po, Gilles Babinet revient sur le tout nouveau rapport du Giec et nous livre son constat et son analyse sur la manière de mener cette transition écologique et la façon de gérer « la tension » qu’il peut exister entre transition écologique et inclusion sociale.
LMI. Le 9 août 2021, le GIEC (Groupe d’expert intergouvernemental sur l’évolution du climat) a publié la première partie de son sixième rapport scientifique sur le réchauffement climatique. Que faut-il retenir de ce rapport rédigé par 234 scientifiques de 66 pays, sur la base de plus de 14 000 études scientifiques ?
Gilles Babinet. Malheureusement, ce rapport est un cri d’alarme. Une alerte absolue. Durant plusieurs années, 234 experts issus de 66 pays, dont la Suisse se sont plongés dans la littérature scientifique, afin de livrer la mise à jour la plus exhaustive possible des connaissances sur le climat, validée par les 195 États membres du GIEC. Force est de constater que les prévisions climatiques sont pessimistes et accablantes, à seulement trois mois de la conférence climat COP26 de Glasgow. Avec cette nouvelle mouture, les scientifiques rappellent, une fois encore, l’urgence d’agir vite contre le réchauffement, tout en livrant de nouveaux détails sur son ampleur, ses causes et son évolution possible. Et dès les premières lignes, on peut lire, sans équivoque, que c’est l’influence humaine qui a réchauffé l’atmosphère, les océans et l’eau. Celle-ci a déjà augmenté de 1,1 °C depuis l’époque préindustrielle. Mais ce qui préoccupe sérieusement les experts, c’est l’amplitude et la vitesse à laquelle notre planète se réchauffe, sans équivalent dans l’histoire récente de la Terre. Malheureusement, en témoignent toutes les catastrophes climatiques auxquelles nous avons assisté cet été. Et désormais, même aux États-Unis, les dernières résistances des climatosceptiques, notamment républicains, commencent à tomber.
La deuxième partie du rapport évoque les futurs possibles de notre planète, au travers de cinq scénarii différents, du plus ambitieux — où nos émissions de CO2 sont réduites de moitié d’ici à 2030 avant de devenir neutres en 2050 — au plus pessimiste, qui prévoit un doublement de ces émissions d’ici à 2050. Quel est votre scénario ?
GB. Hélas, je pencherai vers les scénarii pessimistes. Aujourd’hui, nous sommes toujours dans un trend de croissance des émissions et les projections sérieuses ne permettraient pas d’anticiper une perspective de neutralité carbone à 2050. Nous sommes très en retard. Mais, plus inquiétants encore, les pays du G20 qui devraient montrer l’exemple s’avèrent être des mauvais élèves à commencer par la Chine, l’Inde et la Russie, avec une croissance très forte de leurs émissions. Or, désormais, on ne peut plus se vocaliser sur les seuls pays développés et laisser ce trio en dehors du jeu. Il est urgent de trouver des moyens coercitifs pour les contraindre à réduire leurs émissions, sans pour autant rompre les ponts.
Et la France ?
GB . La France a un relativement bon bilan carbone avec entre 11,5 et 12,5 tonnes par habitant si l’on comptabilise les importations. C’est par exemple sensiblement moins que les Allemands. En revanche, la dynamique de réduction est peu lisible. En d’autres termes, la France, manque cruellement de stratégie, à l’inverse des Allemands dont la feuille de route emporte l’adhésion de la population, même si celle-ci n’est pour l’instant que peu efficace, et des Britanniques, dont les progrès, sont beaucoup plus significatifs.
Car les désaccords sur la manière de mener cette transition perdurent en France et empêchent de trouver des lignes de conduite communes. Et ce n’est pas étonnant, car d’un point de vue politique, il existe pour ainsi dire autant de scénarii que de partis politiques. Je crois que malheureusement, le sujet n’a pas été un terrain d’affrontement politique entre les partis.
Mais on a bien vu que tous les sujets qui touchent au climat, comme la taxe carbone, sont très polémiques en France ?
GB : J’ai passé un certain temps sur le site du Grand débat à lire les commentaires des Français et la réalité est qu’ils se sentent les plus généralement concernés par le changement climatique, y compris nombre de ceux qui se revendiquent Gilets jaunes. Leur colère, rappelons-le, est née de la hausse du prix du carburant alors qu’ils ont souvent du mal à boucler leur fin de mois et non de leur refus de s’engager dans des démarches vertueuses pour sauver la planète. Et si cette colère ne retombe pas, c’est parce les décisions qui viennent d’en haut, sont prises sans aucune explication et sans tenir compte de leurs difficultés à joindre les deux bouts.
Comment mener cette transition écologique afin qu’elle réponde, à la fois aux objectifs de l’accord de Paris de 2015 qui sont de limiter le réchauffement climatique en dessous de 2°C, mais aussi aux exigences sociales ? En d’autres termes comment mener une transition juste qui allie à la fois urgence climatique et urgence sociale ?
GB. Les solutions existent. À l’institut Montaigne, nous militons par exemple pour ce que l’on appelle le dividende carbone. Il s’agit, d’une part de taxer le carbone, y compris le carbone importé. Ce qui créerait immédiatement un sursaut compétitif pour l’espace de l’EU. En effet, partant du principe que la Chine, par exemple, consomme plus de carbone que la France pour produire un euro de valeur, de facto, en prenant en compte la part carbone, il deviendrait proportionnellement plus avantageux de produire en France qu’en Chine, nonobstant les coûts de main-d’œuvre. Il s’agirait ensuite de redistribuer intégralement le fruit de cette taxe sous forme de dividende carbone à tous les ménages. Il est un gain immédiat de pouvoir d’achat pour les classes les plus précaires, sachant que les familles à faibles revenus émettent peu de CO2. Le dividende carbone est ainsi une mesure sociale, extrêmement redistributive. Elle est une réponse efficace à la taxe carbone beaucoup trop punitive pour les ménages modestes. Car c’est précisément l’absence d’incitation qui explique l’échec des accords internationaux sur le climat. Les modalités précises de cette distribution peuvent être débattues, encore faut-il que l’on en débatte !
Sur le terrain de la mobilité, transition écologique et inclusion sociale peuvent s’opposer ; comment gérer ce conflit ?
GB : Il faut reconstruire notre modèle sur des bases nouvelles. Le pavillon de banlieue par exemple, un fantasme pour beaucoup de Français, ne répond plus aux impératifs écologiques. D’ailleurs, bon nombre d’études montrent que l’on n’y vit pas nécessairement heureux. Il faut réussir à créer d’autres futurs en utilisant davantage la technologie, pour un meilleur usage du bâti et des systèmes de mobilité. Un bâtiment tertiaire c’est un taux d’usage de l’ordre de 25 % ; c’est très faible. Une voiture c’est 6 à 7 % d’usage pour une moyenne d’individu transporté de 1,1 ! La technologie permettrait de développer à plus grande échelle, des systèmes de transport public personnalisés. Elle a un potentiel immense, dans la manière d’organiser les transports, d’utiliser les routes et les parkings. Or, je ne vois pas notre pays se préparer à ces transformations, même si des initiatives locales existent. La France accule du retard dans la création d’un projet politique de la transition écologique, et en particulier prenant en compte le potentiel de la technologie, sous l’effet de cette fameuse verticalité du pouvoir.
Pour réussir la transition écologique, faut-il faire de l’inclusion une condition nécessaire et indispensable ?
GB. Je vous répondrai, je le souhaite, mais ne peux pas l’affirmer. A priori plus on est précaire, plus le réchauffement climatique est une menace. C’est pourquoi mener transition écologique et inclusion sociale est un double défi. Pourtant, ce qui nous attend, sans vouloir être alarmiste, ne nous promet pas des lendemains paisibles notamment compte tenu du contexte social trouble. Ce qui m’inquiète, c’est que l’on a plus le choix, les bouleversements vont s’accélérer. Les réservoirs de carbone, à commencer par l’océan, arrivent à saturation. On change de rythme. Est-ce que l’on est capable de réagir, ? Je n’en suis pas sûr.