L’urgence de changer ! Se transformer et transformer nos mobilités
Les raisons imposant de transformer nos comportements de mobilité sont aujourd’hui nombreuses. Nous pouvons néanmoins, en lien avec les préoccupations du laboratoire de la Mobilité inclusive, en mettre deux en exergue. Par Gérard Hernja, Docteur en sciences de l’éducation. Membre du comité scientifique du LMI.
La première de ces raisons est environnementale. Les aléas climatiques ont des impacts visibles toujours plus nombreux et significatifs sur la mobilité. En même temps, la mobilité, avec toujours 1/3 des émission de gaz à effet de serre, a également une influence sur la fréquence et la force des aléas climatique.
La seconde de ces raisons est sociétale. Malgré l’implication de nombre d’associations de terrain, malgré la solidarité, malgré les déclarations d’intention, malgré tout ce qui est par exemple fait au sein du LMI, nous constatons que des millions de personnes, essentiellement parmi les plus précaires, restent encore et toujours gênées ou parfois même empêchées dans leurs mobilités du quotidien.
La recherche d’une solution pour transformer nos comportements, répondre aux questions environnementale sans sacrifier la mobilité des plus précaires, impose dans un premier temps de faire un retour critique sur la manière dont se sont construites les mobilités d’aujourd’hui avant d’envisager le processus qui permettrait d’imaginer une mobilité plus durable et plus inclusive.
Parce qu’il y a plus que jamais urgence à changer !
La mobilité reste assujettie à la civilisation de l’automobile.
Il faut comprendre que le mot mobilité est un mot valise. Dans le prolongement de la Loi d’Orientation des Mobilités, elle est aujourd’hui essentiellement déclinée en référence aux déplacements et aux transports. Cette mobilité-là est en lien et en filiation avec ce que l’on appelle la civilisation de l’automobile, une civilisation qui a imprégné les personnes, changé les villes et les territoires, construit un autre rapport à l’espace et au temps. Pour paraphraser Bernard Charbonneau (1967), nous observons qu’on a longtemps cru fabriquer des automobiles alors qu’on fabriquait une société sinon une civilisation.
Il faut d’ailleurs comprendre que la mobilité telle qu’elle se conjugue à cette heure de notre histoire est avant tout une construction sociale. Lorsque Georges Pompidou, président de la République, affirmait en 1969 que la voiture individuelle allait délivrer les français des transports en commun, il participait pleinement à la construction des représentations sociales actuelles de la mobilité. Cette construction des représentations était facilitée par la mise en œuvre d’un vaste projet de construction d’autoroutes, sous couvert d’une industrie automobile française en plein essor et avec la publicité, sinon une forme de propagande, en soutien de ce qui n’était pas autre chose qu’un projet de société.
Pour s’imposer, autant dans les esprits que sur les routes, et cela a malgré tout pris du temps, cette civilisation de l’automobile a également su construire un récit positif autour de la « bagnole », et nous verrons que le récit est central lorsque l’on veut changer les comportements en profondeur.
La mobilité, une norme dont les limites sont atteintes sinon dépassées.
C’est donc cette mobilité-là, construite tout au long du 20ème siècle qui a dicté une norme imposant, pour être intégré à la société du mouvement, de se déplacer « toujours plus, vite, plus loin, plus souvent et plus seul ». C’est aussi cette mobilité-là qui a déconstruit l’image de mobilités qui au début du 20ème siècle se lisaient plus à travers l’ascension sociale qu’elles permettaient aux individus qu’en relation avec la fréquence de leurs déplacements.
Mais l’approche actuelle de la mobilité pose aujourd’hui des problèmes insolubles :
- Le premier problème est que nous savons aujourd’hui que cette mobilité, malgré les promesses des trente glorieuses, n’est pas et ne sera pas inclusive. Nombreux sont ceux qui n’y accèdent pas ou difficilement, malgré les discours et le focus mis sur l’inclusion. De fait, les difficultés de mobilités sont très souvent inversement proportionnelles aux revenus des personnes, et lorsque les écarts de revenus et de modes de vie entre les plus précaires et les plus riches augmentent ou même lorsque les prix flambent, la mobilité des précaires est fortement impactée.
- Le deuxième problème est que cette mobilité n’est pas équitable. Elle n’est pas équitable pour les individus, avec de nouvelles formes de pauvreté et d’immobilités qui explosent. Elle n’est pas non plus équitable pour les territoires : la ruralité vit la mobilité avec difficulté, certains quartiers dits populaires aussi.
- Le troisième problème, et nul ne peut plus l’ignorer, est que cette mobilité ne peut pas être véritablement durable, c’est-à-dire sans impacts négatifs sur les déplacements des générations futures. Bien sûr, on nous parle beaucoup de solutions techniques, de décarbonation… Mais sans nier leur intérêt, il y a un consensus scientifique sur le fait que cela ne suffira pas. Il faudra aussi changer plus profondément nos comportements, changer de paradigme, parce c’est de cela qu’il s’agit.
- Le quatrième problème est que cette mobilité est mortifère. Il y a encore près de 1,3 millions de morts sur les routes du monde chaque année, et combien de blessés, de personnes handicapées, et combien de morts du fait des pollutions induites ?
Il est alors sans conteste nécessaire d’avoir une autre approche et un autre traitement des questions de mobilité pour espérer transformer les habitudes de déplacement, pour favoriser l’inclusion, l’équité, limiter les risques liés à l’automobile et pour laisser une planète habitable.
La nouvelle approche de la mobilité pour mieux répondre aux défis.
Avec Vincent Kaufmann, dans un travail pour le laboratoire de la mobilité inclusive, nous avons proposé de réintégrer dans la mobilité une notion essentielle au début du 20ème siècle, à savoir l’aspiration à monter sur l’échelle sociale, à vivre mieux que les générations précédentes, à avoir une qualité de vie ressentie satisfaisante. C’est d’ailleurs l’aspiration à cette mobilité-là qui avait commencée à vider la ruralité, avec des parents qui incitaient lors enfants à en sortir pour ne pas continuer à vivre « derrière le cul des vaches », coincés dans une existence dure et précaire. C’est aussi cette aspiration-là, avec des discours sur l’autonomie et la liberté, qui a construit le récit positif autour de la « bagnole », une voiture qui était à l’origine un moyen de vivre mieux mais qui a progressivement été rattrapée par l’ensemble des problèmes qu’elle posait.
Dans notre ouvrage sur l’éducation à une mobilité durable et inclusive [1], nous proposons donc une autre définition de la mobilité, la décrivant comme « une transformation de soi et du monde qui se concrétise habituellement par des déplacements (Hernja, Kaufmann, 2022) ».
Remarquons que dans cette définition, ce sont les transformations de soi et du monde qui précèdent les questions relatives aux transports et aux déplacements. Cette définition, parce que la relation entre la transformation et les déplacement n’est pas obligatoire, laisse également la porte ouverte à d’autres formes de mobilités, détachées des déplacements, de leur vitesse et de leur fréquence. Pour donner corps à cette définition, il importe cependant de sortir du cadre de référence qui emprisonne la mobilité dans le carcan des déplacements, des transports ou de la seule automobile.
Questionner la Loi d’orientation des mobilités (LOM).
Le cadre de réflexion sur la mobilité et les modèles d’action qu’il porte sont aujourd’hui définis à partir de la LOM. Ils ne permettent pas d’envisager des formes de mobilité véritablement différentes (plus durables, plus équitables, plus inclusives) ainsi que des transformations répondant aux enjeux d’un 21ème siècle de tous les dangers, même si ce siècle déjà entamé d’un quart, reste encore pour un temps, mais un temps seulement encore le siècle de tous les derniers espoirs.
La première critique de la LOM est que le modèle qui en est issu a été construit autour d’une idée de la mobilité assujettie aux déplacements et aux transports. Un modèle qui est celui de la civilisation de l’automobile, avec les déplacements et les transports comme références. De fait, elle est inscrite dans l’ancien récit du monde, un récit qu’il faut savoir réécrire.
La seconde critique est que même si la Loi d’Orientation des Mobilités date d’à peine plus de cinq ans, elle peut déjà paraître obsolète. Parce que combien de bouleversements ont eu lieu depuis : crise des gilets jaunes, crise sanitaire, revendications paysannes, résultats des élections européennes, accentuation du réchauffement climatique, crise du travail et des recrutement, particulièrement dans les métiers de la mobilité, incertitudes politiques… Des crises majeures pour une loi Mobilités qui reste la même, qui n’est bien pas responsable de tout, mais qui n’est pas sans poids sur la manière de vivre les territoires et dans les territoire et surtout d’envisager le futur.
La troisième critique part d’un constat positif. Lors des assises de la mobilité qui a précédé la LOM, les représentant de la solidarité et de l’inclusion ont bien été invités aux débats. Ils ont même été écoutés et leurs discours ont sans doute « imprimé », mais à aucun moment leurs demandes concernant les moyens à consacrer à la question n’ont été entendues, et rien n’indique qu’elles le seront davantage aujourd’hui. Le récit de l’inclusion sous-jacent à la LOM aura alors été un récit mensonger, destiné à servir d’alibi, c’est du moins le constat qu’il est nécessaire de faire aujourd’hui. La revendication d’une mobilité solidaire et inclusive qui dépasse les effets d’annonce doit donc être relayée d’autant plus vivement que la recherche de nouveaux équilibres financiers risque fort de sacrifier les plus fragiles et donc leur capacité à être mobiles.
La quatrième critique est que, sans doute pour ne pas froisser les sensibilités des entreprises ayant participé aux assises de la mobilité, la LOM envisage la mobilité durable essentiellement sur le versant de la décarbonation, de la réponse technique et des sciences de l’ingénieur. Elle n’aborde pas le thème de ce que nous pourrions appeler la « démobilité », avec une décroissance progressive, au moins des déplacements et des transports.
En résumé, la LOM ne sort pas la mobilité du cadre entendu et ne favorise donc pas les changements de fond. Elle est un loi qui renforce le modèle dominant, à un moment où des problèmes majeurs, notamment parce qu’il s’agit de concilier mobilité, équité et durabilité ne pourront pas se régler sans sortir du cadre.
Anticiper les résistances au changement.
Bien sûr que face aux transformations et aux changements des résistances vont encore apparaître. La résistance au changement est d’ailleurs naturelle sinon normale. Elle est constitutive du changement lui-même. Le changement fait très souvent peur, parce qu’il implique de sortir de quelque chose et parce que, ce faisant, il est toujours la perte de quelque chose et l’anticipation d’une nostalgie de ce qui a été. Même lorsque ce qui résultera de la perte se promet positif, le petit quelque chose en moins vécu par l’individu au moment où il doit changer est un frein au processus.
Pour rendre les choses plus difficiles encore, les changements qui nous sont aujourd’hui demandés ne font pas rêver, d’autant moins que les effets positifs qui en résulteront seront différés. Le récit du changement qui est fait ou que nous devinons entre les lignes est ainsi vécu par beaucoup comme l’abandon d’une part de notre autonomie, de notre liberté d’action, de nos droit à la mobilité, de nos rêves de voitures parfois. Dans ce domaine, le récit positif du changement et le projet de société qui nous embarquerait collectivement reste donc très largement à construire.
Il faut également comprendre que les changements, surtout lorsque l’on parle de changements de comportements, ne sont d’autre part pas simplement observables. Il y a souvent des décalages entre ce qui est observable et la réalité des changements de comportements. Il est possible de changer sans que cela ne se voit, et à contrario de ne pas avoir changé alors même que nous ne faisons plus les mêmes choses, les mêmes gestes, les mêmes déplacements.
Deux exemples personnels :
- Mon rapport à la voiture est aujourd’hui fondamentalement différent du rapport à la voiture que j’avais à 20 ans. Mais lorsque j’observe mon quotidien, au cœur d’un territoire rural qui a perdu tous ses services, je constate que je n’ai peut-être jamais autant utilisé ma voiture, à contrecœur certes, mais cela n’en a pas moins d’effet sur mon empreinte carbone.
- De la même manière, si vous interdisez très largement la voiture en ville, vous n’en verrez quasiment plus, mais les personnes auront-elles changées ? Seront-elles devenues de manière définitive plus soucieuse de l’environnement ? La résistance au changement peut donc venir de soi, et là il faut travailler sur soi pour construire d’autres représentations et d’autres pratiques.
La résistance au changement peut également venir de l’environnement, un environnement avec des infrastructures qui limitent nos choix, et là il faut repenser l’aménagement du territoire pour permettre d’autres choix. La réalité est qu’il faut savoir articuler ces deux aspects pour préparer et concrétiser les changements de fond.
La place des collectivités territoriales.
L’échelon de la collectivité territoriale est intéressant dans la mesure où il est plus proche des citoyens. Il est aussi plus exigeant, parce qu’il est à « portée de baffe », surtout quand cela ne fonctionne pas ou lorsque cela heurte les représentations et les aspirations des habitants.
En premier lieu, cela ne fonctionnera pas si la collectivité, au-delà d’avoir reçue la compétence mobilité, ne s’y est pas préparée avec application et ne l’a pas construite. Parce que la compétence mobilité ne se donne pas, et pour celui qui n’y est pas préparé, qui ne l’a pas travaillée, l’acceptation de cette compétence est parfois un fardeau et souvent un cadeau empoisonné.
En second lieu, cela ne fonctionnera pas non plus si la méthode adoptée dans un territoire pour « manager » la mobilité est guidée par une offre et par des solutions qui viennent d’en haut ou au moins de l’extérieur. Et cela reste trop souvent le cas. Parce qu’il y a un marché foisonnant de la solution toute faite, mais sans étude de marché concernant les besoins et surtout les désirs des habitants des territoires.
Pour que cela réussisse, il faut donc que les collectivités cherchent à inventer des solutions avec les habitants, qu’elles investissent dans des méthodes collaboratives. Il leur faut également prévoir des moyens financiers et des moyens humains. Pas seulement des ingénieurs mais aussi des pédagogues, c’est-à-dire des personnes qui accompagnent le mouvement sur la durée. Accompagner c’est d’ailleurs la définition de base de la pédagogie. Si 10% des sommes allouées à un projet de mobilité concernaient le volet « accompagnement », le problème se poserait sans doute différemment, avec l’espoir d’avoir un peu plus de temps sur le terrain.
Pour résumer, nous devons comprendre que pour une collectivité territoriale, l’organisation de la mobilité dépasse donc de beaucoup l’organisation des déplacements et des transports. Au moment où elles apprennent en faisant, ce qui n’est pas forcément une mauvaise méthode mais qui peut le devenir sans feuille de route et accompagnement, elles y laissent néanmoins beaucoup d’énergie et suscitent parfois des insatisfactions fortes et des blocages sur le terrain.
L’éducation comme moteur du changement.
La seule manière possible de susciter le changement passe par l’éducation. L’éducation entendue comme un accompagnement pour apprendre et changer, parce que « apprendre et changer » est la définition même de l’éducation. L’éducation pour sortir du cadre et changer de paradigme de manière apaisée, pour aider à comprendre un monde en mutation, pour prendre conscience des enjeux majeurs du moment, pour sortir de l’omniprésence des solutions toutes faites face à des problèmes mal identifiés…
Alors quelles étapes dans cette méthode ? Parce que l’éducation demande de la méthode et de la rigueur pour être pertinente. Nous parlerons ici du territoire, mais nous pourrions monter d’un cran et impliquer, par rapport notamment à l’absence de récit et de projet, l’échelon national et sans doute politique. Il est donc indispensable pour un territoire de :
- Définir le projet et ses finalités, avec un projet clair pour le territoire, un projet qui rencontre l’adhésion des habitants ou qui oblige à travailler ensemble pour qu’il y ait adhésion. La cohérence entre le projet du territoire et celui des habitants est essentielle, autant d’ailleurs qu’une forme de cohérence par rapport au projet du pays et au récit général qui en est fait.
- Construire un ou des référentiels qui permettent de proposer des actions pour le territoire, des référentiels qui donnent de la cohérence aux actions. La construction de ces référentiels mérite de se faire sur le terrain, avec les acteurs des territoires concernés.
- Définir des objectifs opérationnel à partir de ce référentiel. Imaginer les solutions et/ou construire des solutions, les outils, les dispositifs d’accompagnement.
- Former pour que les personnes soient capables d’utiliser les services de mobilité les plus pertinents. Former c’est ici apprendre quelque chose, mais apprendre quelque chose ne suffit pas à changer les représentations.
- Accompagner, donner du sens à la mobilité, permettre aux personnes de faire des choix, parfois d’autres choix et être autonome, parce que l’autonomie ce n’est pas simplement reproduire la norme, c’est aussi avoir le droit de s’en extraire, dès lors que cela ne se fait pas aux dépends des autres. Et pour accompagner il faut des données, du services, peut-être des nudges, des récompenses ou des contraintes…, mais il faut surtout de l’humain et de la médiation.
- Se rappeler que ce ne sont pas seulement les usagers qui doivent bénéficier de cette forme d’éducation, mais également les opérateurs, les politiques, les chefs d’entreprise, les agents de l’Etat et des territoires. En se rappelant que l’éducation ce n’est pas simplement l’information ou la connaissance.
- De la continuité dans l’action éducative. Parce que l’éducation, même si elle a des effets rapides, doit se déployer sur un temps long, avec une forme de continuum éducatif qui est un formidable accélérateur de ses effets.
- Evaluer certes, mais une évaluation qui prend en compte les effets à long terme et ne se limite pas à de la mesure d’impact dont l’immédiateté ne permet pas de juger de la pertinence des actions sur la durée.
Pour conclure.
L’outil du changement des comportements de mobilité est donc clairement l’éducation, une éducation qui est la solution de toutes les solutions. Parce que, au-delà de changer les comportements individuels il s’agit de se transformer et de transformer la société. Parce que « pour un futur désirable, l’éducation est une arme de construction massive ». Parce que, si l’éducation ne peut pas gagner par K.O., elle peut perdre par chaos. Et pour toutes ces raisons, l’éducation doit aujourd’hui redevenir une cause nationale, au-delà même des questions de mobilité.
[1] Métamorphose, manifeste pour une mobilité durable et inclusive,2022, Elya éditions.
Lien utile : https://www.mobiliteinclusive.com/projet-inclusion-transition/inclusion-transition-recherche/