Le véhicule autonome, oui, mais au service de l’humain – par Gérard Hernja
Gérard Hernja, Docteur en Sciences de l’éducation, intervenait sur la question « le véhicule autonome et l’humain », lors du séminaire organisé à Strasbourg le 29 janvier 2019 par le Pôle Véhicule du Futur. Une réflexion autour de l’influence des innovations automobiles sur la mobilité inclusive, ainsi que l’occasion d’introduire certains des enjeux qui seront abordés lors de l’atelier organisé par le LMI à InOut 2019 le 28 mars prochain.
Gérard Hernja est Docteur en Sciences de l’Education et chercheur. Il occupe actuellement le poste de coordinateur de formation et de recherche pédagogique à l’Ecole de Conduite Française. Il est associé au Laboratoire de la Mobilité inclusive sur les problématiques de l’apprentissage de la mobilité, et est aussi intervenu lors des 5e Rencontres de la Mobilité inclusive.
Penser l’articulation entre le véhicule autonome et l’humain est une nécessité. Cette nécessité doit cependant s’appuyer sur une liberté de repenser l’ordre du questionnement pour mettre l’humain comme élément premier et le véhicule autonome à son service. Dans cette perspective, il est indispensable de ne pas être soumis à l’idée que, puisque le véhicule autonome est réalisable d’un point de vue technique grâce aux progrès scientifiques, il doit forcément l’être comme l’imaginent les chercheurs et les ingénieurs. Il s’agit davantage, dans une approche humaniste, de prendre en compte l’ensemble des questions de son acceptabilité et de son utilisabilité par tous et pour tous, même et surtout les plus démunis et les plus fragiles. Il s’agit également d’aborder sans interdit les questions morales et éthiques attachées à l’émergence et l’usage de cet objet autonome et d’imaginer l’accompagnement et l’éducation des citoyens à cette nouvelle forme de mobilité
L’humain est néanmoins déjà au cœur de la problématique de l’acceptation du véhicule autonome. Mais un humain qui, à travers l’homme conducteur, se voit paradoxalement exclu du triptyque Homme/Véhicule/Environnement qui constitue la grille d’analyse de l’ensemble du système de circulation routière. Cette exclusion est justifiée avec opportunité par le manque de compétences de ce conducteur, responsable a priori de plus de 90% des accidents (dans le cadre d’une analyse multifactorielle des accidents, indiquer isolément le chiffre des accidents dans lesquels le facteur humain est présent est très discutable), sans que l’on ne retienne, pour le défendre, que le nombre des accidents mortels n’a jamais été aussi bas, sans que l’on ne prenne en compte le fait que l’on a davantage misé sur la contrainte pour changer les comportements au volant que sur l’intelligence, la raison et la responsabilité du conducteur, sans que l’on ne prenne enfin en compte le fait que de nombreuses personnes prennent du plaisir à conduire et à posséder leur propre véhicule.
Le concept de véhicule autonome s’est ainsi imposé sur la promesse de faire mieux que ce « conduc’tueur » qui agit davantage en fonction de ses affects que de sa raison, avec la certitude affirmée de réduire le nombre d’accidents mais aussi de limiter la pollution et la congestion des villes. Ce concept s’est également imposé dans le contexte global d’une défiance générale vis-à-vis de l’homme, de son intelligence soumise à des biais cognitifs, empêchant l’homme d’être rationnel et l’obligeant à être simplement humain. Il est donc aujourd’hui envisageable d’étendre encore les domaines d’application de l’intelligence artificielle afin qu’elle remplace l’homme dans une nouvelle activité, même aussi complexe et essentielle que la conduite automobile. Dans cette optique, l’homme conducteur serait en l’occurrence le principal responsable de son remplacement, sous prétexte qu’il n’a pas su bien se conduire au volant.
La voiture autonome […] est néanmoins le symbole du glissement progressif vers une civilisation de la mobilité dans laquelle injonction est faite à l’homme de faire preuve de compétence dans ce domaine pour préserver sa situation économique et sociale.
Evoquer, avec l’arrivée du véhicule autonome, un changement de paradigme pour l’automobile est cependant un raccourci. La place de l’automobile dans les déplacements quotidiens et dans la mobilité telle qu’elle est projetée aujourd’hui n’est en rien menacée, bien au contraire. La voiture autonome est sans doute le summum de « l’autonome mobile », l’automobile idéale qui s’affranchit des limites humaines et fait perdurer sinon prospérer la civilisation automobile qui s’est construite tout au long du 20ème siècle. La voiture autonome, tout comme l’ensemble des systèmes autonomes de transport, est néanmoins le symbole du glissement progressif vers une civilisation de la mobilité dans laquelle injonction est faite à l’homme de faire preuve de compétence dans ce domaine pour préserver sa situation économique et sociale.
Dictée par les Sciences de l’Ingénieur, permise par les progrès de l’Intelligence Artificielle, portée par des intérêts économiques et sociétaux énormes, mobilisant les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), les constructeurs et les startup dans un contexte d’innovation imposé, l’arrivée du véhicule autonome risque néanmoins de se heurter aux représentations de la voiture et des déplacements motorisés d’une frange importante de la population, sans doute davantage en milieu rural, parmi les personnes les plus éloignées des nouvelles formes de mobilité et de plus en plus réticentes aux discours experts. Ces populations pourraient refuser l’idée même de transformer leur rapport à l’automobile et leurs modes de vie, y voyant du mépris, de l’arrogance et surtout l’absence de reconnaissance de l’ensemble des efforts qui leur ont été demandés vis-à-vis de leur voiture. Ces efforts ont déjà restreint à leurs yeux ce qu’ils considèrent comme une liberté de déplacement à laquelle ils sont attachés et pour laquelle ils estiment donc aujourd’hui avoir assez payé, tant au niveau de la pression dictée par les impératifs de sécurité routière que par celle surenchérissant le prix des carburants (même s’il s’agit d’avantage d’un ressenti que d’une réalité). Ils pourraient par ailleurs n’accepter que très difficilement, alors même que leurs choix de déplacement sont limités, d’être culpabilisés au nom de la protection de l’environnement.
Ce risque de rejet post-production du véhicule autonome est donc à prendre en compte de manière urgente et sérieuse par les constructeurs, les experts et la société civile, sous peine de voir le succès technique et industriel escompté devenir l’occasion et le prétexte de nouvelles révoltes populaires, plus particulièrement dans les territoires ruraux. Ce risque est sans doute moins lié à une défiance vis-à-vis du véhicule autonome lui-même qu’à une absence d’appétence pour cet obscur objet autonome, si peu pensé pour être désirable pour l’ensemble de la population, résultant du constat brutal que l’automobile serait plus performante sans l’humain, ce conducteur de base si imparfait et considéré comme si peu citoyen et responsable.
Le véhicule autonome, s’il ne repose pas sur une attente partagée par tous, s’il n’est pas pensé et construit « avec et pour » les usagers de la route tels qu’ils sont, pourrait être considéré comme un outil construit contre l’humain plutôt que pour l’humain et générer un rejet viscéral en tant que symbole de décisions exclusivement descendantes.
Nous pouvons alors faire l’hypothèse que, même s’il se montre capable de tenir ses promesses, le véhicule autonome, s’il ne repose pas sur une attente partagée par tous, s’il n’est pas pensé et construit « avec et pour » les usagers de la route tels qu’ils sont, pourrait être considéré comme un outil construit contre l’humain plutôt que pour l’humain et générer un rejet viscéral en tant que symbole de décisions exclusivement descendantes. Il est donc essentiel aujourd’hui d’accepter de donner la parole sur la problématique du véhicule autonome aux conducteurs de base, dans l’ensemble des territoires, avant qu’ils ne la prennent cette parole, moins pour débattre que pour abattre ce qui aura été fait sans eux ou, à leurs yeux, contre eux.
Pour que le véhicule autonome soit acceptable, il faudra certes qu’il réponde aux promesses qui ont été faites en son nom mais il faudra aussi et surtout qu’il sache se rendre désirable au terme d’un véritable processus éducatif d’évolution des représentations de la conduite et de l’objet automobile. Ce processus éducatif est encore possible, notamment s’il s’inscrit au cœur d’un véritable continuum éducatif de mobilité citoyenne, avec l’objectif de préparer et définir les contours d’un environnement qui reste accueillant et habitable.
En conclusion, le véhicule autonome, comme symbole de l’innovation, ne pourra être considéré comme un progrès pour l’humain que s’il fait sens. Pour cela, il doit indiquer une direction, avec comme perspective une mobilité acceptable et partagée, et avoir une signification, en tant qu’outil inclusif par excellence dans cette perspective. Il importe donc de continuer à le penser et le réfléchir dans sa vocation à être au service de l’humain. Dans le cas contraire il est à craindre que le véhicule autonome n’exacerbe les tensions sociales tout en confortant sinon augmentant les inégalités entre les territoires mais aussi entre les personnes. Le débat n’est donc plus de savoir si le véhicule autonome se fera mais de définir comment et au service de quoi ou de qui il se fera.
Retrouvez Gérard Hernja lors de la table ronde organisée par le Laboratoire de la Mobilité inclusive à InOut 2019, à Rennes le 28 mars 2019.
Valérie Dreyfuss, Déléguée Générale du LMI, animera cet atelier sur le thème « Mobilités pour tous et Innovations : quelles opportunités pour les publics vulnérables ? ».
Pour plus d’informations, retrouvez notre annonce ou rendez-vous sur le site de l’évènement InOut 2019.