« La transition écologique ne pourra être menée à bien si tous les Français n’en mesurent pas les enjeux »– Interview de Pierre-Alain Roche
Pierre-Alain Roche est Président de la section Mobilités & Transports au Conseil général de l’environnement et du développement durable. Le CGEDD et France Stratégie viennent de dévoiler les résultats d’une approche prospective des mobilités intitulée « Prospectives 2040-2060 des transports et des mobilités – 20 ans pour réussir collectivement les déplacements de demain ». Rencontre.
L’Accord de Paris sur le climat fixe un objectif clair : atteindre la neutralité carbone en 2050. Quels sont les critères qui permettent de mesurer cette neutralité carbone ?
Pierre-Alain Roche. Jusqu’à présent, pour réaliser un exercice de prospective des mobilités, nous prenions en compte les grands agrégats macroéconomiques comme les échanges nationaux et internationaux, les déplacements de personnes, la croissance du PIB ou encore l’évolution démographique. Nous en déduisions les besoins de déplacements des biens et personnes qui en résultaient et nous définissions, de facto, les mesures vertueuses à mettre en place en termes de services publics ou privés ou d’infrastructures pour répondre au plus près des besoins. Désormais, ces critères ne sont plus suffisants ; il faut tenir compte de la nécessité de décarboner et la responsabilité collective que cette contrainte représente. Cela suppose l’évolution des technologies et des modes de vie.
Qu’est-ce qui a dominé les réflexions du collège d’experts ?
PAR. Alors que le transport est l’un des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre, avec environ 40 % des émissions dont 2/3 pour les voyageurs, et que ces émissions n’ont cessé de croitre, l’empreinte écologique et avec elle la nécessité de décarboner quasi totalement les transports est l’urgence première. Cette décarbonation à grande échelle doit se faire en l’espace d’une seule génération pour être certaine de répondre aux objectifs climatiques. Les mutations technologiques et de comportement restent incertaines si l’on se projette à 2040 et 2060. Or comme je le disais, il y a urgence. N’oublions pas que la France a adopté, en 2019, l’objectif de neutralité carbone qui conduit à diviser les émissions de gaz à effet de serre par 6 par rapport à 2019. Et dans les calculs, il faut tenir compte des émissions de gaz à effet de serre en amont de la production des carburants, à savoir la fabrication des produits finis et des biens intermédiaires fabriqués en France et importés comme la production puis la déconstruction des voitures, des poids lourds et, des trains, des avions, des routes et des chemins de fer… ainsi que celles des transports maritimes et aériens internationaux au départ de la France.
Finalement, pour établir les sept scénarios, vous êtes sortis du cadre et des modes de comptabilité officiels en adoptant le raisonnement en empreinte carbone ; pourquoi ce choix s’est-il imposé ?
PAR. Il nous a semblé qu’un raisonnement sur les seules émissions de gaz à effet de serre produits à l’utilisation des véhicules pouvait nous conduire à des choix technologiques parfois contreproductifs. Sur le court terme, les deux approches nous conduisent à la même conclusion : l’électrification des motorisations à partir d’électricité décarbonée est indispensable. Mais elle ne suffira pas cependant à atteindre la neutralité en empreinte. Ce qui veut dire qu’il faut mettre en place d’autres mesures pour arriver à une sobriété plus forte et que la prise de conscience doit être collective.
Est-ce le défi, finalement, le plus difficile à relever ?
PAR. En effet, la transition écologique ne pourra être menée à bien si tous les Français n’en mesurent pas les enjeux et ne prennent conscience de l’urgence pour chacun individuellement. Pour y parvenir, il faut multiplier les débats publics jusqu’à dans les villes et les quartiers.
Vous élaborez des stratégies de mobilité à horizon 2040-2060 ; mais quelle photographie faites-vous de la mobilité des personnes aujourd’hui ?
PAR. La mobilité des voyageurs en France repose pour l’essentiel sur la voiture particulière. 33 millions de voitures pour 49 millions de Français, soit plus de deux voitures pour trois adultes. Par ailleurs, on constate une multiplication par 2,5 en trente ans des kilomètres parcourus en avion rendue possible par la baisse des prix. Les modes doux ne sont significatifs que sur des distances très faibles et donc pèsent pour l’instant peu dans les parcours des voyageurs. Quant aux modes collectifs, ils ne sont majoritaires que dans les zones très denses. Si globalement la voiture a permis l’accès de tous à une mobilité rapide, ce mode de déplacement a montré des limites pour les déciles les plus pauvres où les coûts de la voiture prennent une part trop importante du revenu, mais également pour les seniors, les jeunes, et les personnes en situation de handicap. La ville et les modes de vie ayant été largement construits autour de la voiture, l’impossibilité de conduite ou le manque d’argent pour acheter une voiture propre, peut assigner une partie de la population à résidence, surtout dans les petites villes et le monde rural. Mis bout à bout, ces situations peuvent concerner plus d’un Français sur trois, sans compter les enfants de moins de 15 ans.
Est-ce que les politiques publiques à l’œuvre sont suffisantes pour rendre la mobilité accessible à tous et plus durable ?
PAR. Le tournant a été amorcé avec la loi d’Orientation des mobilités (LOM), avec des acquis comme la possibilité aux autorités organisatrices de proposer de nouveaux services, le covoiturage ou l’autopartage, mais également le cadre de régulation pour les offres de vélos et de trottinettes et pour la circulation de véhicules autonomes. Sans compter l’inscription dans la loi de l’objectif de neutralité carbone en 2050 et l’interdiction de la vente de véhicules à énergie fossile d’ici 2040. Ces quelques mesures citées constituent une avancée. Cependant, est-ce suffisant face à l’ampleur du changement climatique ? Le sujet fait toujours débat.
Les auteurs de l’étude ont identifié sept scénarios ; quelles sont vos conclusions ?
PAR. La démarche de prospective que nous avons entreprise permet d’évaluer le champ des possibles. Pour autant, les incertitudes restent fortes. Mais ces pistes peuvent aider à élaborer les politiques publiques, car d’ores et déjà plusieurs tendances lourdes sont identifiables comme le vieillissement des populations ou bien le progrès des télécommunications. C’est le dérèglement climatique qui présente le premier risque pesant sur les mobilités des voyageurs.
Quelles sont vos préconisations ?
PAR. Pour gérer aux mieux le dérèglement climatique, il faut à la fois que les pouvoirs publics accompagnent les motorisations décarbonées et qu’en parallèle, les modes de vie évoluent vers plus de sobriété dans les déplacements.
Pour télécharger le rapport : http://www.cgedd.developpement-durable.gouv.fr/20-ans-pour-reussir-collectivement-les-a3258.html