La mobilité inclusive à l’heure de la crise – par Eric le Breton

Sociologue à l’Université Rennes 2, Éric le Breton est spécialiste de la mobilité. Il a récemment publié Mobilité, la fin du rêve ? (Apogée, 2019). Intervenant au DIU « Conseiller Mobilité Insertion » à l’Ecole d’urbanisme de Paris, il partage régulièrement sa vision sociétale au sein du LMI. Éric le Breton a accepté de nous faire part de son analyse sur la crise et de ses conséquences sur la mobilité inclusive ? Entretien.
En 2019, dans un article intitulé « Deux décennies de mobilité inclusive : émergence et déploiement d’une innovation » vous vous livriez à un exercice de bilan, autour du développement de la mobilité inclusive. En quoi la crise sanitaire que nous traversons peut-elle influer sur le développement de cette mobilité solidaire ?
Éric Le Breton. Au cours des derniers 18 mois, nous avons vécu l’enchaînement de trois crises dont le point commun est de pénaliser surtout les populations précaires. D’abord, le mouvement des Gilets-Jaunes qui a émergé sur une dénonciation des coûts de la mobilité dans des territoires abandonnés à la voiture. Ensuite sont survenues les mobilisations liées à la réforme des retraites qui ont coûté cher aux petits revenus. La série s’achève avec l’épisode du coronavirus qui pourrait entraîner, sous quelques mois, la disparition de 800 000 emplois, spécialement des CDD, des emplois intérimaires et des emplois des segments du marché du travail des jeunes. Ces trois séquences ont « cogné » à répétition sur les populations relevant de la mobilité inclusive, cela doublement parce qu’en sus de la réduction des emplois accessibles, les dispositifs d’aides sociales ont eux aussi marqué le pas et se sont appauvris.
Au premier jour du déconfinement, tout le monde a compris que « le jour d’après » n’existait pas, dans le domaine des mobilités au moins. C’est confirmé par le Cerema qui vient d’établir que la quantité de déplacements est déjà au moins aussi importante que « le jour d’avant ». La société française est et sera de plus en plus mobile et les populations privées de mobilité sont et seront de plus en plus nombreuses. Des chantiers importants s’ouvrent alors à une mobilité inclusive élargie qui concerne les jeunes et les adultes en recherche d’emploi, en formation professionnelle et en emploi précaire, mais aussi les personnes âgées, les habitants de la géographie prioritaire, du périurbain et du rural, les personnes en situation de handicap et d’illettrisme, certains migrants, etc. Un Français sur trois relève de la mobilité inclusive. L’emballement mobilitaire de nos sociétés accroît mécaniquement le volume des exclus dans ce domaine.
Ce n’est faire injure à personne de dire que moins de 10 % des besoins sont couverts. Les structures de terrain ne sont pas assez nombreuses et leurs moyens sont insuffisants. La Loi d’Orientation des Mobilités peut créer un cadre incitatif ; les résultats le diront ou non. Aux conseils régionaux, notamment, de s’en saisir et d’apporter le soutien qui fait défaut à beaucoup de territoires. Et bien sûr, il faut des financements. Quand se décidera-t-on à ne pas tout réserver aux infrastructures et à donner quelques millions, pas quelques dizaines de milliers d’euros, à la mobilité inclusive ?
Vous questionnez depuis longtemps le lien entre mobilité et démocratie. On a beaucoup parlé de l’engagement des citoyens durant cette crise, la mobilité était par ailleurs au cœur de la campagne municipale, la mobilité est-elle devenue une question politique ?
Démocratie, citoyenneté et donc question politique. Je ne partage pas tout à fait l’enthousiasme de ceux qui considèrent qu’avec les dernières élections municipales, la mobilité serait devenue une question politique. Certes, on a entendu parler de vélos et de la réduction de la place de la voiture dans les cœurs d’agglomérations. Ce sont des mesures importantes. Mais je n’ai repéré dans aucun programme, de réflexion sur le financement du transport collectif ni de position sur la place grandissante de la voiture dans le périurbain ; rien non plus sur la refonte urgentissime des périmètres institutionnels de gestion de la mobilité dont les enjeux se déploient, non plus à l’échelle d’une commune, mais à celle d’aires urbaines étendues à des dizaines de kilomètres des centres.
Les programmes électoraux n’ont rien dit non plus de la mobilité inclusive qui concerne, répétons-le, un Français sur trois. L’écart est singulier entre le volume des discours sur, par exemple, la trottinette qui pèse 0,1 % des pratiques modales des Français et des questions cruciales et négligées telles que l’asservissement toujours plus fort des couronnes et du rural, à la voiture, parce que personne ne propose rien d’autre à leurs habitants.
La mobilité n’est pas encore partagée comme une question politique et citoyenne. Sauf chez les opérateurs de la mobilité inclusive, les seuls à démontrer que les positions sociales des individus, leurs capacités économiques, leurs appartenances à tel ou tel territoire, la socialisation, les rapports à la formation et au travail se combinent dans une pratique globale et donc, effectivement, citoyenne.
Que dit cette crise sur les différents pouvoirs et échelons institutionnels ? Institutionnellement que représente la mobilité inclusive ?
Dans son périmètre actuel, la mobilité inclusive n’est pas en mesure de faire face aux enjeux grandissants auxquels elle est confrontée. Dépendante des subventions locales, elle est institutionnellement fragile. Sur bien des territoires, il n’existe aucune structure de mobilité inclusive. Enfin, les moyens publics et privés dévolus à ces actions sont insuffisants. Où trouver les ressources du développement de ce chantier ? Il faut continuer, département par département, région par région, de réunir les énergies de la mobilité inclusive ; tout simplement, se rassembler pour se faire entendre parce que l’importance des enjeux le commande. Il me semble souhaitable aussi que la mobilité inclusive se rapproche des transporteurs interurbains et urbains. J’ai longtemps défendu l’option contraire, celle de l’autonomie. Elle ne me semble plus judicieuse. Les transporteurs sont bloqués sur les périmètres de transports urbains et sur une approche qui reste, immanquablement « industrielle » de leur mission. Les opérateurs de la mobilité inclusive ont des capacités d’action infiniment plus restreintes, mais ont une approche globale de la personne et de la mobilité qui permet de traiter une grande diversité de besoins.
L’horizon d’un rapprochement des expertises et des efforts, selon des modalités variables ici et là, s’impose dans le traitement d’un enjeu partagé : le droit effectif à la mobilité d’un tiers de la population.