« La donnée, une puissance de frappe pour les territoires » – interview de Guillaume Cordonnier
Co-auteur du rapport « Données, territoires et citoyens », Guillaume Cordonnier est Vice-Président responsable de l’activité « smart cities et mobilité » chez Capgemini Invent. Il évoque pour le LMI le champ des possibles et la maitrise des risques de la data au service des territoires et de leurs concitoyens.
Quelle est aujourd’hui la puissance de la data ?
Guillaume Cordonnier : infinie, car le territoire regorge d’opportunités et devient plus « intelligent », inclusif et résilient. C’est ainsi que nait le concept de « Data Trust Territorial ». À travers l’étude « Données, territoires et citoyens » réalisée en partenariat avec Netexplo, nous avons tenté d’éclairer sur le champ des possibles et la maîtrise des risques née de l’usage de l’intelligence artificielle au service des territoires. Aujourd’hui, les données touchent toutes les politiques publiques, de la santé, à la mobilité, en passant par la sécurité, l’énergie et la propreté. Avant d’atteindre le zéro carbone en 2050, conformément à la stratégie nationale bas-carbone, les collectivités locales ambitionnent de devenir des « territoires zéro », c’est-à-dire des villes sans déchet, sans embouteillage, sécurisées et sans maladie grâce à l’exploitation de la data. Mais en même temps, cette promesse attrayante n’est pas sans risque, notamment celui qui menace les libertés individuelles, surtout si son utilisation est commanditée par des acteurs mal intentionnés : des plateformes mondialisées ou des États qui imposent leurs règles, ou encore l’algocratie, autrement dit les algorithmes qui décident de tout, y compris des sujets éthiques. Il est donc fondamental que le territoire joue un rôle de régulateur, une sorte de « tiers de confiance » qui garantit le bon usage des données au service de leurs concitoyens. C’est la condition pour que des projets ambitieux qui naissent sur tout le territoire puissent se concrétiser, non pas à des fins commerciales, mais dans une logique d’usages.
Quel bilan tirez-vous de l’utilisation des données ?
GC. Comme souvent dans les territoires, les résultats sont assez hétérogènes. Certains ont à peine entamé la phase de projets, d’autres les exploitent déjà avec des résultats probants. Mais quoiqu’il en soit, tous se posent la question de leur exploitation. On constate également, deux approches différentes. Certains territoires utilisent les données au profit de projets très précis, alors que d’autres prennent globalement la data comme matière première pour générer des services sur l’ensemble des politiques publiques pour l’ensemble des concitoyens. Certes, l’investissement en temps et en coût n’est pas le même, mais la mutualisation des moyens entre plusieurs territoires, voire même au niveau national, alors que les finances des territoires sont contraintes, est un moyen de rendre les investissements plus accessibles financièrement. Une piste à exploiter, car si les territoires veulent accélérer leur transformation, il est plus opportun d’adopter un positionnement global de l’utilisation de la data, plutôt que de se contenter de simples cas d’usages. N’oublions pas que l’innovation joue un rôle essentiel pour relever le défi de nos territoires.
Comment faire de la data une matière première utile ?
GC. Il faut l’orienter sur les usages et notamment les usages des utilisateurs. C’est pourquoi bon nombre de territoires ont mis en place un laboratoire pour réfléchir à de nouveaux usages en y associant les citoyens. Mais parce que les données personnelles sont bien souvent au cœur des modèles économiques des principaux acteurs du numérique, il est indispensable que s’établisse une relation de confiance entre les territoires et ses concitoyens. Le réglement général sur la protection des données RGPD qui a permis la prise de conscience des citoyens des enjeux multiples relatifs aux données personnelles a contraint bon nombre de territoires à rassurer les populations, à condition de rester à la manœuvre, même s’ils s’appuient sur des acteurs privés. Le rôle de tiers de confiance est essentiel. Dans ce sens, le rapport préconise plusieurs stratégies et principes pour aider les territoires à protéger les données de leurs consommateurs, renforcer leur capital-confiance tout en continuant à développer leurs activités.
La fracture numérique est-elle encore une réalité aujourd’hui ?
GC. La fracture numérique renvoie à de nombreuses facettes de la digitalisation de l’économie. Elle fait référence aux territoires peu ou mal connectés, mais également aux populations mal équipées ou peu à l’aise avec le numérique faute de compétences suffisantes. Alors que le gouvernement annonce la dématérialisation de toutes les démarches auprès des services publics en 2022, on comptabilise près de 12 millions illectroniques (en incapacité d’utiliser le numérique dans leur vie courante). Et 40 % des publics en précarité sociale sont en difficulté numérique. Pour répondre à l’inclusion numérique, Emmaüs Connect, par exemple, agit auprès des populations fragiles, car on sait que le numérique est un accélérateur d’insertion. Aujourd’hui 40 000 personnes sont accompagnées par l’association dans six régions. Les 2 000 maisons France Service d’ici à 2022, vont dans le même sens, d’autant qu’elles visent en priorité les zones rurales et les quartiers prioritaires de la ville.
Comment mettre les données au service d’une mobilité plus inclusive ?
GC. La mobilité est l’un des secteurs qui produit des données à l’infini, dont nous n’avons pas toujours la main. La multiplication des plateformes numériques (Waze, Drivy, Blablacar, Uber, etc), le simple fait de transporter un smartphone, mais également toutes les données détenues par des organisations « pré-numériques » comme les opérateurs de transports, opérateurs téléphoniques, acteurs publics locaux, étatiques, constructeurs automobiles, etc, sont autant de ressources potentielles de données pour favoriser des mobilités plus durables et accessibles à tous et sur tout le territoire. Une chose est sure, en ouvrant les données de mobilités à des acteurs privés et publics, on a fait émerger de nouveaux services de mobilité et améliorer l’information aux usagers. Bon nombre de services sont concernés : disponibilité des vélos en libre-service, autopartage et plus généralement services de partage de véhicules. Les données des plateformes de covoiturage sont également ouvertes, ainsi que celles sur la disponibilité des taxis. Désormais, on arrive à développer des outils de mobilité au plus proche des besoins des citoyens, dans tous les territoires, même ceux peu denses et enclavés. Et ce sont les territoires ruraux, qui, bien souvent sur ces sujets d’inclusion, sont à la manœuvre, les acteurs privés s’orientant plus vers les métropoles. D’ailleurs, c’est tout le sens de la Loi sur les mobilités qui leur a attribué un rôle d’autorité organisatrice des mobilités.
Que dire de la plateforme, « mon compte mobilité » ?
GC. L’ambition du Compte Mobilité est de proposer une alternative à Google et Uber pour renforcer la capacité d’action des autorités publiques dans l’élaboration et le déploiement de l’offre de mobilité. Il souhaite s’inscrire dans l’innovation collaborative pour construire un projet sociétal au service de l’intérêt général. Il vise à changer les comportements de manière durable, à redonner le pouvoir aux citoyens ainsi qu’aux acteurs publics et à faire le lien avec les financeurs de mobilité comme les entreprises et les collectivités. L’enjeu étant de redonner du savoir aux pouvoirs publics leur permettant de proposer une offre de mobilité durable adaptée aux usages et efficiente. Pour cela, il doit faciliter l’accès aux données de mobilité des usagers, favoriser la compréhension des besoins et des problématiques des usagers et permettre la mise en œuvre de projets adaptés (infrastructures, informations, incitatifs…) pour aboutir au déploiement d’une offre de mobilité efficace par l’État, les collectivités et les Autorités Organisatrices des Transports. Alors que les communautés de communes doivent décider, avant le 31 mars 2021, si elles prennent la compétence « mobilité », puis définir leur offre et la rendre opérationnelle trois mois après. Tout cela semble aller dans le même sens. Restent deux inconnues : vont-elles se saisir de cette compétence ? Si oui, sur la base de quel financement ?