[Interview] Gilbert Cette, économiste, professeur à NEOMA Business School
Après avoir présidé le groupe d’experts du SMIC pendant sept ans, Gilbert Cette, professeur à NEOMA Business School, vient de publier «Travailleur (mais) pauvre» aux éditions DBS. Pour l’économiste, « la quantité de travail et la situation familiale sont les facteurs premiers de la pauvreté laborieuse, avant le salaire horaire ». Rencontre.
LMI. Pourquoi ce livre ?
Gilbert Cette. Tout d’abord, parce que force est de constater que le travail ne protège pas contre la pauvreté. La pauvreté laborieuse existe. Mais de qui et de quoi parle-t-on ? Quelle est l’ampleur du phénomène ? Quelles sont les caractéristiques et les conditions de vie des travailleurs pauvres ? Et comment réduire la pauvreté laborieuse ? Autant de questions auxquelles je tente de répondre. On entend souvent la proposition d’un fort relèvement du SMIC comme l’une des voies de réduction de la pauvreté laborieuse. Or, les causes premières de la pauvreté laborieuse avant le salaire horaire sont, d’une part, la faible quantité de travail due à des contrats à temps partiel ou un enchaînement de contrats courts qui s’accompagnent de périodes plus ou moins longues de chômage, et d’autre part la situation familiale. Une famille de cinq personnes qui vit avec un seul salaire a plus de risque de tomber dans la pauvreté qu’un couple bi-actif sans enfant. Aujourd’hui, le taux de pauvreté des travailleurs à temps plein est en France de 5%, mais il est de 15% pour les travailleurs à temps partiel et de 24% pour ceux qui travaillent à temps partiel moins de 50% de leur temps. On voit que le temps partiel est un facteur puissant de la pauvreté au travail. Par ailleurs, parmi les travailleurs à temps partiel, les familles monoparentales ont un taux de pauvreté de 31%, soit six fois celui des travailleurs célibataires à temps plein. Et parmi les gens qui travaillent uniquement en contrat court, le taux de pauvreté est aussi assez élevé puisqu’il est de 25%.
Les femmes sont plus touchées par la pauvreté que les hommes ?
GC. En effet, elles sont en première ligne. Elles sont deux fois plus exposées, surtout si elles travaillent à temps partiel et élèvent seules leurs enfants. Car la monoparentalité est très largement un phénomène féminin. Leurs difficultés financières sont renforcées par le coût élevé du logement et l’envolée de l’inflation. Les enfants sont les premiers touchés. Selon l’Insee, 31 % des enfants appartenant à des familles monoparentales où l’adulte est à temps partiel vivent sous le seuil de pauvreté monétaire, soit 3,5 fois plus que les enfants qui vivent dans une famille comportant deux adultes en emploi.
Vos études vous ont-elles amené à pousser la recherche d’un point de vue géographique ?
GC. L’enquête « Emploi de l’Insee » sur laquelle je me suis appuyé, n’ont pas été mobilisées pour croiser les données Travail et situation familiale avec celles de localisation géographique. Néanmoins, on peut penser que le nombre de contrats à temps partiel qui génèrent des situations de pauvreté comme je viens de l’expliquer, varie selon le lieu d’habitation. Un bassin d’emplois porteur et dynamique offrira plus d’emplois à temps complet et donc des salaires plus attractifs. L’écart de prix du logement entre le centre-ville et la périphérie est un facteur à prendre également en compte.
Quel est l’impact des gains de productivité sur l’emploi et la pauvreté ?
GC. En France, la productivité évolue de façon négative depuis la crise de la COVID. Mais contrairement à des idées reçues, la productivité ne détruit pas d’emplois, bien au contraire, elle favorise souvent le développement de certaines activités et la création de nouveaux postes. Sur les cinq dernières années, le dynamisme du marché du travail a surpris bien des économistes. Pour autant, le taux de pauvreté des travailleurs est resté stable sur la période, même si l’on constate des améliorations dans la qualité des créations d’emplois, le ratio des contrats à durée indéterminée par rapport à l’ensemble des créations d’emplois ayant augmenté.
D’un côté, un taux de pauvreté qui peine à baisser et de l’autre des entreprises qui rencontrent des difficultés à recruter ; diriez-vous que cette inadéquation de l’offre et la demande s’explique par un déficit de formation ?
GC. Non puisque bon nombre d’emplois qui ne trouvent pas preneurs sont des emplois peu qualifiés. Je pense, par exemple, aux secteurs de la restauration et hôtellerie, du social, de la construction, là où les emplois sont souvent mal rémunérés, où les conditions de travail sont difficiles et où se concentrent beaucoup d’emplois à temps partiel. Ce qui explique en grande partie pourquoi le taux de pauvreté reste durablement stable en France.
Pensez-vous que l’intelligence artificielle va transformer le marché du travail ?
GC. C’est indéniable, l’IA se fraye un chemin dans le monde du travail. Elle pourrait transformer notre société et nos modes de travail, comme l’ont fait d’autres innovations au cours des dernières décennies, notamment l’informatique et Internet. L’IA sera un outil utile pour certains travailleurs et elle en remplacera d’autres, c’est le cours de l’histoire. L’IA ne signe pas pour autant la fin du travail, mais nous pouvons effectivement nous interroger quant à son incidence sur les salaires et l’emploi et sur les conséquences sur les inégalités. Je reste cependant prudent, n’oublions pas que les TIC n’ont pas répondu à toutes les attentes.
Au-delà du revenu, la fracture sociale se mesure aussi en termes d’accessibilité aux soins, à l’emploi, à la formation, à la culture et à la mobilité ; quel lien faites-vous entre pauvreté et mobilité ?
GC. Si la mobilité est devenue un acquis pour certains, elle reste un privilège pour d’autres notamment les plus précaires pour qui la mobilité est devenue souvent un droit inaccessible, pour des raisons sociales (personnes analphabètes, illettrées, ou qui ne maîtrisent pas le français…) physiques et cognitives (handicap, grand âge…) et/ ou financières. D’ailleurs si l’on observe les bassins d’emplois, on constate que ceux qui affichent un taux de chômage relatif élevé ou au contraire faible sont les mêmes depuis 20 ans. Ce qui traduit un manque de mobilité géographique, même lorsque les distances qui les séparent sont courtes, lié à des difficultés à obtenir le permis de conduire ou à acquérir une voiture, lié au manque de transports publics, mais aussi lié au coût du changement de logement trop élevé en France. Or ce manque de mobilité géographique peut avoir des conséquences sur la mobilité sociale et salariale qui est d’ailleurs faible en France, parce qu’elle est désincitée. En effet de multiples dispositifs ont été déployés sur les 30 dernières années pour réduire le coût du travail au niveau du SMIC, notamment les allégements de cotisations sociales consentis aux entreprises qui se réduisent avec la hausse des salaires. Malgré tout, 1% d’augmentation du salaire aboutit à plus de 1% d’augmentation du coût du travail quand pour le salarié 1% d’augmentation de salaire représente moins de 1% d’augmentation de son revenu disponible, car plusieurs prestations importantes pour les bas revenus sont dégressives tandis que l’impôt sur le revenu est rapidement progressif. Pour vous donner un chiffre et un seul, quand un salarié célibataire à temps plein au SMIC voit son revenu disponible augmenter de 100€ par mois, il en coûte 483€ de cout salarial supplémentaire à l’entreprise.
Comment lutter contre la pauvreté laborieuse ?
GC. La France a déployé de nombreuses politiques redistributives ces dernières décennies pour lutter contre la pauvreté et la pauvreté laborieuse : revenu de solidarité active, Prime d’activité, Aide Personnalisée au Logement … Un foisonnement d’aides dont les populations non qualifiées et fragiles concernées sont souvent dans l’incapacité de se les approprier. Sans compter que cet empilement de mesures peut aussi aboutir à des contradictions, certains dispositifs incitant à augmenter l’offre de travail, d’autres au retrait d’activité. Il serait souhaitable de simplifier le système en réduisant le nombre d’aides de lutte contre la pauvreté. Incontestablement de nouvelles modalités d’action sont à inventer. Des leviers existent. Dans le cas des contrats à temps partiel subi, les partenaires sociaux ont sans doute un rôle à jouer tout comme l’Etat, via des dispositifs réglementaires. L’Allemagne par exemple a introduit en 2019 un dispositif intéressant ; en effet, lorsque l’entreprise crée des emplois à temps plein, un salarié à temps partiel est en droit de demander le bénéfice d’un de ces postes s’il le souhaite. Depuis cette loi, le chef d’entreprise ne peut se contenter de refuser sa candidature, il doit motiver son refus sur des bases concrètes ce qui donne une base concrète d’éventuelle contestation de ce refus par le salarié. Une autre orientation concerne tout particulièrement des familles monoparentales. Un soutien déterminé à la garde des enfants, un accès prioritaire aux structures adaptées et une prise en charge plus complète des dépenses correspondantes peuvent être envisagés. La troisième piste concerne la mobilité individuelle sociale. Car comme je disais, la France est un des pays de l’OCDE dans lesquels les politiques publiques de soutien à l’emploi et au revenu des travailleurs les moins qualifiés désincitent le plus à la mobilité ascendante de ces travailleurs. Enfin, le quatrième levier concerne la mobilité sociale intergénérationnelle. On constate en France une insuffisante mobilité intergénérationnelle ascendante qui appelle à une réforme de l’Education nationale.