[Interview] Pierre Gaudin, Secrétaire général d’Ipsos
Fractures françaises 2024 : une crise de confiance ? l’Ipsos publie son enquête annuelle « Fractures françaises » qui mesure l’opinion des Français sur l’état de la société, leurs valeurs et leur perception des grandes forces politiques.
LMI. Quels enseignements tirez-vous de cette édition 2024 des Fractures françaises ?
Pierre Gaudin. Dans cette enquête, coordonnée par Brice Teinturier, neuf Français sur dix estiment que « la France est en déclin » et se disent mécontents. Il y a l’idée que « les choses vont mal » dans le pays. 2024 est aussi marquée par une hausse de la défiance vis-à-vis du personnel et du système politiques. Seuls 2 Français sur dix déclarent avoir confiance dans les députés et plus de 8 sur 10 estiment que les hommes et les femmes politiques agissent principalement pour leurs intérêts personnels (83%, contre 75% l’an dernier). Cette évolution est clairement liée à la séquence politique confuse qui a débuté avec les élections européennes de juin dernier.
Il faut aussi garder en tête que, dans les comparaisons internationales, les Français sont souvent parmi ceux qui expriment le plus leur mécontentement – que ce soit vis-à-vis de leur classe politique, des biens et services qu’ils achètent, etc. C’est un trait observé depuis longtemps.
Cette édition 2024 fait apparaître plusieurs faits intéressants. Pour n’en citer que quelques-uns : Le Rassemblement national poursuit son parcours de « normalisation ». S’il reste rejeté par une majorité de Français, 44% l’estiment capable de gouverner le pays (+ 5 points). Seuls Les Républicains France font mieux (48%). De même, nos compatriotes sont aujourd’hui plus nombreux à considérer la France insoumise (57 %) que le Rassemblement national (52%) comme parti « dangereux pour la démocratie ».
Parmi les résultats positifs, je citerais : Le fait que les Français savent accorder leur confiance, même s’ils sélectionnent à qui ils l’octroient : 7 Français sur 10 ont une bonne image des maires et 8 sur 10 une bonne image des petites et moyennes entreprises ; le changement climatique est peu contesté, que ce soit dans sa réalité ou dans le fait qu’il est lié aux activités humaines ; enfin, tous ces indicateurs de mécontentement, de déception, de défiance peuvent aussi être lus, en creux, comme une forme d’exigence, d’attentes fortes vis-à-vis des politiques et de la société. L’enjeu est de savoir comment s’en saisir et y répondre.
Quelles sont les principales préoccupations des Français en 2024, et comment ces priorités ont-elles évolué par rapport aux années précédentes ?</strment en termes de fréquence et de couverture.
PG. La première préoccupation – et de loin – reste d’ordre économique : il s’agit du pouvoir d’achat, que 38% des Français mentionnent. Même si ce chiffre est en baisse (il était de 46% l’an dernier), alors que l’inflation a fortement reculé. Ce thème reste cité par environ 40% et plus des électeurs de tous les partis, sauf chez les Républicains, Renaissance et les écologistes. Le deuxième sujet est la protection de l’environnement, citée par 23% des personnes interrogées. La délinquance (22%) et le niveau de l’immigration (21%) viennent ensuite. A l’inverse, les conflits et tensions internationaux sont peu cités : guerre en Ukraine (11%), conflit au Moyen-Orient (5%).
Comment expliquez-vous la persistance du sentiment de déclin national chez une grande majorité de Français ? Et pourquoi une part importante des Français considère-t-elle ce déclin comme irréversible, et quelles en sont les implications ?
PG. Le sentiment de déclin n’est pas spécifique à la France. S’il y est souvent plus marqué que dans d’autres pays, c’est une tendance que l’on observe beaucoup, notamment dans des périodes d’instabilité économique, politique ou sociale. Il faut aussi avoir en tête que nous vivons une époque de grandes transformations – technologiques, sociologiques, géopolitiques… Nous laissons derrière nous un ancien monde mais, comme le disait Antonio Gramsci en son temps, le nouveau monde qui va lui succéder n’a pas encore pleinement émergé. Et cela renforce les tensions, les crises et les malaises. Il y a bien sûr des éléments objectifs de déclassement relatif de la France – par exemple en termes de croissance économique et de niveau de vie, par rapport à des pays comme les Etats-Unis, plus inégalitaires mais à niveau de vie supérieur et à croissance plus dynamique, ou les économies émergentes, qui gagnent en prospérité et en parts de marché dans l’économie mondiale. Enfin, les Français sont aussi bercés d’un discours médiatique et politique sur le déclin, que portent aussi certains réseaux sociaux. Cela joue sur leur perception de la situation. Et n’oubliez pas que plus d’un Français sur deux (53%) estime ce déclin réversible. Seul un tiers pense qu’il sera impossible de l’enrayer. Vous me demandez quelles sont les implications de ce déclinisme ambiant. Il y a d’abord une demande d’action, notamment de protection – économique, sécuritaire, face à la mondialisation. Donc potentiellement une demande d’Etat, ce qui peut ouvrir une voie à un personnel politique qui saurait toucher les points sur lesquels les Français ont des attentes.
Quels changements pourraient être nécessaires pour restaurer la confiance dans le système politique français ?
PG. Il y a toujours eu une part de défiance vis-à-vis des politiques et des institutions. Cette année, la part des Français estimant que le système politique fonctionne mal est en forte hausse (78%, +9 points) mais elle est élevée depuis le début de notre enquête en 2013. Un peu plus de stabilité gouvernementale aiderait certainement à abaisser ce chiffre, alors que la France enchaîne son quatrième Premier ministre en moins d’un an – ce dont elle avait perdu l’habitude depuis des décennies. Au-delà, l’un des éléments qui peut souvent aider à réduire ce sentiment négatif n’est pas politique : c’est la prospérité économique, qui tend à améliorer la perception du « système » en général.
Comment interprétez-vous la nostalgie pour un passé perçu comme meilleur et l’attachement aux valeurs traditionnelles ?
PG. C’est une « nostalgie abstraite », comme le dit Gilles Finchelstein, Secrétaire général de la Fondation Jean Jaurès, notre partenaire pour cette étude. Lorsque vous demandez aux Français si « c’était mieux avant », les trois-quarts vous répondent que oui. Mais quand vous les interrogez sur des indicateurs plus concrets et factuels, tels que « votre situation est-elle meilleure que celle de vos parents à votre âge ? », ils hésitent. Ils sont aussi nombreux à répondre oui (32%) que non (28%). Et quatre sur dix estiment qu’elle n’est ni mauvaise ni meilleure.
Alors que la proportion des Français qui considèrent l’immigration comme une nécessité économique augmente, pourquoi une majorité continue-t-elle de penser qu’il y a trop d’étrangers en France ?
PG. La part de Français estimant l’immigration nécessaire pour notre économie reste minoritaire (44%) mais elle est en effet en hausse cette année (+ 5 points). Toutefois, les deux-tiers de nos compatriotes continuent de penser qu’« il y a trop d’étrangers en France ». C’est un chiffre assez stable d’année en année.
Cette question sur le nombre d’étrangers suscite la même réponse dans beaucoup de pays. Lorsque vous demandez aux gens s’il y en a trop, sans vouloir paraphraser Coluche, ils vous répondent souvent que oui. Pourquoi ? Parce qu’il existe souvent une forme de défiance vis-à-vis de l’étranger, une crainte ou un désaccord quant au coût supposé de leur accueil pour la société, le sentiment que leur intégration sera difficile… Mais aussi parce que la part des étrangers dans la population est fortement surestimée, dans beaucoup de pays. En France, seuls 13% des habitants sont « immigrés », c’est-à-dire nés à l’étranger – mais lorsque vous interrogez les Français, ils estiment ce chiffre à près d’un quart (23%) de la population totale. Cette vision coexiste avec le fait que dans plusieurs de nos enquêtes, les trois-quarts des Français considèrent que l’immigration n’est pas « la cause principale de tous les problèmes ou presque en France ». Ils reconnaissent aussi à l’immigration un caractère indispensable dans de nombreux métiers où l’on manque de main d’œuvre (60%, dans une étude d’il y a deux ans).
Qu’est ce qui pourrait redonner l’espoir d’un meilleur avenir aux Français ?
PG. L’espoir est le bon terme : c’est de cela que les Français semblent exprimer le besoin. Lorsque l’on regarde en qui ils ont le plus confiance (maires ou PME, par exemple), on en déduit que leurs attentes se portent vers des leaders démontrant de la proximité, gérant des sujets concrets et sans doute affichant des résultats observables. Dans un schéma idéal, c’est probablement ce qu’un responsable politique national devrait chercher à réaliser.
Ce qui est aussi intéressant à noter, c’est que malgré ce mécontentement général vis-à-vis des institutions et de la situation de leur pays, nos compatriotes sont plutôt plus positifs quant à leur avenir personnel et à celui de leur famille. Lorsque le sujet devient concret et proche d’eux, les Français sont moins négatifs. Il y a donc une forme d’espoir…