Deux décennies de mobilité inclusive, par Eric Le Breton
Dans sa contribution pour un ouvrage collectif, Eric Le Breton, sociologue à l’université de Rennes 2, se livre à un exercice de bilan. Il partage ses réflexions autour du développement de la mobilité inclusive et des solutions, acteurs ou encore innovations sociales qui se sont construits ces vingt dernières années. L'intégralité de l'article est disponible en téléchargement, et nous en proposons ici les premières pages.
Eric Le Breton est sociologue à l’Université de Rennes 2 et spécialiste de la mobilité. Il est l’auteur de Bouger pour s’en sortir (Armand Colin, 2005), de Mobilité et Société dispersée, une approche sociologique (L’Harmattan, 2016), et a récemment publié Mobilité, la fin du rêve ? (Apogée, 2019). Grand témoin des 5e Rencontres de la Mobilité inclusive, en mai dernier, et intervenant du DIU Conseiller Mobilité Insertion, Eric Le Breton partage régulièrement sa vision sociétale au sein du LMI.
Deux décennies de mobilité inclusive*
Emergence et déploiement d’une innovation
Eric Le Breton – Département de sociologie – Université Rennes 2
L’expression de « mobilité inclusive » désigne les relations entre l’intégration sociale d’une personne et ses pratiques de mobilité quotidienne. L’idée, plus précisément, est que la précarité sociale engendrerait des mobilités limitées et limitantes. La mobilité inclusive pose le principe d’un cercle vicieux de l’enfermement de l’individu sur des territoires qui seraient toujours plus étroits, plus pauvres en ressources. Mais, simultanément, la notion fait référence aux dispositifs d’aide opérationnels visant à rompre cette dynamique mobilitaire de l’exclusion sociale et professionnelle. Ce texte propose un examen de ces dispositifs, de leur contexte de création et de fonctionnement ainsi que des logiques conceptuelles et institutionnelles sous-jacentes à leur émergence et à leur déploiement.
*A paraître sous la direction de Florence Faberon aux Presses universitaires Blaise-Pascal.
1. Une constellation d’innovations locales, urgentes et non concertées
Les premiers dispositifs de mobilité inclusive apparaissent au milieu de la décennie 1990. A cette période, des travailleurs sociaux de terrain prêtent attention à la répétition de petits faits inédits. Des bénéficiaires ne sont pas aux rendez-vous convenus, ils abandonnent leurs formations ou ils rompent leurs contrats d’insertion et, à chaque fois, ils expliquent ces difficultés par des problèmes de déplacements trop compliqués, trop chers ou tout simplement impossibles. Cette catégorie nouvelle de désajustement des parcours de jeunes et d’adultes en insertion sociale et professionnelle motive la mise en place d’aides à la mobilité. C’est dans un souci de réponse pragmatique et immédiate à ces empêchements que des missions locales et des chantiers d’insertion, des maisons de quartier et des associations ad hoc s’équipent de parcs de mobylettes, remettent en état de vieilles voitures pour les louer à bas prix et organisent des covoiturages de courtes distances. Certaines de ces démarches pionnières profitent des financements mis en œuvre dans le cadre de l’appel à projets « Transports publics et intégration urbaine » lancé en 1996 par la Direction des infrastructures, des transports et de la mer et le Commissariat général à l’égalité des territoires.
Eclosions en ordre dispersé – 1995/2002
Les initiatives des années 1990 sont improvisées, non concertées, mises en œuvre à l’échelle des petits territoires d’intervention des structures novatrices, de quelques communes, parfois d’une seule ou d’un seul quartier en contrat de Ville. Puis ces démarches pionnières sont repérées et discutées au sein de territoires plus vastes (structures intercommunales, conseils départementaux) et au sein des multiples réseaux de l’intervention sociale tels que la fédération Chantier Ecole, la Coordination des associations d’aide aux chômeurs par l’emploi (Coorace), la Fédération nationale des associations de réinsertion sociale (Fnars), et bien d’autres, qui s’emparent rapidement de ce nouvel enjeu mobilitaire.
Une enquête menée en février 2002 auprès des structures d’insertion par l’activité économique de six régions recense une centaine de structures innovant dans le domaine des empêchements de mobilité. Nous conjecturons que la même enquête pilotée à l’échelle nationale auprès de la totalité des structures engagées dans l’insertion sociale et professionnelle aurait hissé le chiffre des dispositifs de mobilité inclusive à quelques centaines. Trois-cent cinquante, quatre cents dispositifs semblent être, à ce moment, une approximation raisonnable.
L’essaimage rapide manifeste que la fragmentation des espaces de vie combinée à celle du travail accentue partout la précarité, notamment celle des moins qualifiés, des habitants de la géographie prioritaire et des territoires ruraux. Après la légère baisse des années 1980 et 1990, la courbe du chômage repart à la hausse et ces données conjoncturelles renforcent le déséquilibre patent entre des métropoles de plus en plus riches et les espaces de vie et de travail non métropolitains. Les restrictions budgétaires imposées au milieu de l’intervention sociale comptent aussi dans l’élan car les travailleurs sociaux eux-mêmes se sentent et sont précarisés, au rythme de subventions non reconduites et des CDD qui sont, de ce fait, également non reconduits… L’innovation de survie est un des ressorts du succès de la mobilité inclusive, aussi bien sur les territoires ruraux, le périurbain que sur les centres des agglomérations petites et grandes.
Quant à ce qui est concrètement proposé aux bénéficiaires des dispositifs, trois axes d’intervention se dégagent : d’abord, des formations à la mobilité permettant l’apprentissage de la lecture de plans de ville, de plans de réseaux de transport, le repérage en ville ou dans des gares mais aussi des préparations au permis de conduire prenant en compte, par exemple, la maîtrise de la lecture ou du français. Ensuite, des solutions de déplacement sont mises en place sous forme de taxi social, de covoiturage, de partage de la voiture ou encore de l’organisation de déplacements collectifs vers les lieux de travail et de formation. Le troisième axe réunit une large palette d’aides individuelles allant du soutien à la traduction de permis de conduire étrangers, au montage de micro-crédits pour l’achat de voiture à la distribution de bons de carburant et de bons de transport.