Comment booster le covoiturage courte-distance ? Interview de Harald Condé Piquer
C’est « une double » innovation qu’expérimente le territoire Grenoblois : la mise en place d’un « service public de covoiturage » développé par Ecov, doublé d’une voie réservée sur l’A 48. L’occasion de faire un point sur les défis et les enjeux du covoiturage avec Harald Condé Piquer, responsable du développement chez Ecov.
Depuis son lancement il y a 5 ans, Ecov, start up de l’Économie Sociale et Solidaire a développé quelque 35 lignes de covoiturage pour les trajets du quotidien dans 10 territoires français différents, des lignes co-construites avec les collectivités territoriales, clientes de la start-up. Les dernières en date se situent dans l’aire grenobloise et sont ouvertes aux passagers depuis le 22 septembre 2020. Baptisées « M’Covoit Lignes + », ces lignes financées par Le Syndicat mixte des Mobilités de l’Aire Grenobloise (SMMAG), fonctionnent sur le même principe qu’un transport en commun.
Les conducteurs récupèrent les passagers aux arrêts, et ils sont indemnisés par le service, qui est sans réservation ni commission. Il suffit pour le passager de se rendre à l’arrêt M’Covoit et de faire une demande via l’application ou par SMS. Les conducteurs sont immédiatement informés de sa présence par l’application et par les panneaux lumineux situés en bord de route.
Une voie spéciale covoiturage sur autoroute : Le territoire grenoblois s’apprête à lancer une seconde innovation, initiée par le SMMAG et la société concessionnaire d’autoroute AREA : l’ouverture d’une voie réservée aux covoitureurs sur une portion de l’autoroute A 48. Au total, 8 kilomètres réservés aux covoitureurs dans le sens Lyon vers Grenoble. Cette voie réservée située sur la voie de gauche constitue pour AREA « un véritable levier d’encouragement à la pratique du covoiturage ». Elle sera activée dynamiquement en fonction du trafic. Un nouveau panneau de signalisation, le losange blanc sur fond noir, permettra d’indiquer aux automobilistes que la voie est activée. Le Syndicat mixte des Mobilités de l’Aire Grenobloise (SMMAG) a fait appel à Ecov pour accompagner la mise en place de cette voie réservée.
Questions à Harald Condé Piquer
En quoi l’ouverture d’une voie réservée au covoiturage sur autoroute constitue-t-elle une première ? En quoi cette innovation peut-elle, selon vous modifier en profondeur la pratique du covoiturage courte distance ?
La voie réservée déployée sur l’A48 fait partie des premières en France, et annonce des projets similaires sur les axes pénétrants d’autres métropoles, que ce soit en France ou ailleurs en Europe. Il s’agit d’ailleurs d’une recommandation de la convention citoyenne pour le climat, qui propose de “généraliser les aménagements de voies réservées aux véhicules partagés et aux transports collectifs sur les autoroutes et voies rapides”.
Cette voie réservée permet de fluidifier le trafic et représente un incitatif fort pour les usagers du covoiturage grâce au gain de temps qu’elle permet. En y additionnant le gain économique (jusqu’à 1500 € par an pour les passagers), le partage des trajets devient très attractif. Ce type d’infrastructure existe depuis plusieurs décennies aux États-Unis, et a généré des résultats intéressants en matière d’usage, avec des milliers de personnes qui covoiturent spontanément sur des lignes de covoiturage improvisées, les « slug lines ».
Sous quelle condition cette expérimentation peut-elle représenter un modèle pour d’autres territoires ? Comment la dupliquer ?
Ce qui est très intéressant dans cette expérimentation, c’est aussi que l’innovation réside dans l’alliance entre adaptation de l’infrastructure routière et déploiement d’un nouveau service public. Si la voie réservée représente un incitatif, encore faut-il que les habitants de la région grenobloise aient un moyen simple et accessible pour covoiturer. Ce sera le cas avec le service M’Covoit Lignes+ : les passagers pourront covoiturer « comme on prend le bus », sans réserver de trajet à l’avance, avec un temps d’attente garanti. Pour les conducteurs, il s’agira simplement de prendre un passager sur leur trajet quotidien lorsque les panneaux lumineux ou leur application mobile les auront notifiés d’une demande.
Cette accessibilité et simplicité du service est la condition pour que l’objectif de réduction du nombre de véhicules en circulation soit atteint. C’est aussi une condition de l’acceptabilité sociale des restrictions à l’usage de la voiture individuelle, qui sont amenées à s’étendre pour s’attaquer au dérèglement climatique.
Voilà pourquoi cette expérimentation peut représenter un modèle pour d’autres territoires. Par ailleurs, l’échelle et la gouvernance du projet sont également exemplaires. Le Syndicat mixte des Mobilités de l’Aire Grenobloise (SMMAG) agit à l’échelle du bassin de vie : en tant qu’autorité organisatrice des mobilités de la métropole de Grenoble, mais aussi des communautés de communes du Pays Voironnais et du Grésivaudan, il organise donc un service qui prend à la fois en compte les besoins de la ville centre – la réduction des embouteillages – et des communes périurbaines et rurales, via l’amélioration de l’accès à Grenoble et ses zones d’emploi.
Pour finir, les lignes de covoiturage seront accessibles depuis le PASS’ Mobilités grenoblois, et donc complètement intégrées à l’offre de transport multimodale. Une complémentarité a également été recherchée avec les autres formes de covoiturage (covoiturage planifié et autostop organisé), qui sont réunies sous la marque étendard « M’Covoit ». La segmentation du covoiturage entre plusieurs services différenciés, mais complémentaires, similaire à ce qui se pratique pour les transports collectifs, est là aussi pionnière.
Le process d’évaluation est essentiel. En quoi va-t-il consister et quels seront les indicateurs pertinents ?
La logique de M’Covoit Lignes + est celle d’un service public. Nous travaillons en collaboration étroite avec le SMMAG et les collectivités qui portent et financent le service, avec des organes de gouvernance et de pilotage communs et une co-construction du service et de son évolution. Parmi les indicateurs que nous mesurons figurent par exemple le nombre d’inscrits actifs, le nombre de trajets géolocalisés par les conducteurs sur chaque segment des lignes, le nombre de trajets réalisés par les passagers, leurs temps d’attentes minimum, moyen et maximum par arrêt…
Ces indicateurs permettent non seulement aux pouvoirs publics de suivre la performance du service, mais ils sont aussi un outil de pilotage essentiel : les incitations financières pour les conducteurs ou encore les horaires de la garantie départ pour les passagers seront ainsi modulés en fonction des données d’usage, afin d’améliorer de manière continue l’efficacité de la dépense publique en matière de kilomètres covoiturés.
Ecov participe à cette expérimentation, mais est-ce que cela veut dire que cette voie réservée le sera aux seuls covoitureurs qui utilisent votre solution ?
Non ! Le seul critère est d’être au moins deux dans le véhicule. Il peut s’agir de trajets partagés sans l’intermédiation d’un service, par exemple en famille ou entre amis. Il peut aussi s’agir de trajets effectués par des personnes qui n’utilisent pas les lignes déployées par Ecov, mais d’autres formes de covoiturage, par exemple la plateforme régionale Mov’ici, qui propose des trajets pré-arrangés (sur le modèle de Blablacar).
La force des lignes de covoiturage est de lever les contraintes d’organisation pour permettre au plus grand nombre de covoiturer. C’est ce que nous observons sur les lignes que nous avons déployées sur l’autoroute A43 entre Bourgoin-Jallieu et Lyon : les trois-quarts de nos usagers n’étaient pas adeptes du covoiturage quotidien avant leur inscription au service, et 80 % des trajets covoiturés auraient été effectués en voiture individuelle sans son existence. Les usagers nous expliquent que c’est le côté « instantané » du service, l’absence de contrainte d’organisation, qui est clé pour leur passage à l’acte. Nous reproduisons la performance d’un tramway (5 min de temps d’attente en moyenne), mais hors des centre-villes.
Cette voie réservée de 8 km est un parcours type de « domicile-travail ». Vous travaillez beaucoup avec les collectivités, mais qu’en est-il des entreprises ? Le covoiturage s’intègre dans le plan de déplacement d’entreprise, obligatoire depuis le 1er janvier 2018 et le forfait Mobilités durables vient d’entrer en vigueur. Comment se positionnent les entreprises vis-à-vis du covoiturage ? jouent-elles le jeu ?
Les entreprises ont un rôle important à jouer dans le développement du covoiturage. À travers le forfait Mobilités durables, elles peuvent contribuer aux frais de covoiturage de chaque salarié jusqu’à 400 € par an, exonérés de cotisations sociales. Les entreprises sont plus largement des relais clés pour sensibiliser les salariés aux mobilités douces et partagées. En partenariat avec les opérateurs et les collectivités, elles peuvent mettre en place de l’information, des animations, un accompagnement à l’usage, des concours internes. Enfin, certaines entreprises peuvent aller encore un cran plus loin. Sur le réseau de covoiturage que nous avons récemment inauguré pour desservir le Parc Industriel de la Plaine de l’Ain, EDF a par exemple financé un arrêt desservant spécifiquement son site d’implantation.
Les leviers sont donc nombreux, et encore inégalement activés par les entreprises. Cependant, il ne faut pas non plus réduire la question du covoiturage à celle des trajets domicile – travail, qui représentent 30 % des déplacements. Le covoiturage doit être un service public accessible à tous – que l’on se déplace pour aller au travail ou non, et que l’on utilise ou non un smartphone.
À propos de service accessible à tous, comment faire pour que le covoiturage courte distance puisse bénéficier à tous, y compris aux personnes les plus fragiles, quels sont selon vous, les défis à venir ?
Une majorité de personnes n’utilise pas de smartphone pour se déplacer. Pour ceux qui le font, les interfaces doivent être les plus fluides possibles et il faut éviter de multiplier les applications : c’est ce à quoi répond le projet du PASS’ Mobilités. Pour les personnes qui n’ont pas accès au numérique, des systèmes complémentaires doivent exister. Sur Grenoble, les usagers pourront également utiliser un parcours SMS et une assistance téléphonique.
Sur d’autres réseaux, par exemple dans le Grand Chambéry et sur d’autres lignes déployées entre Grenoble et le Vercors, nous proposons des systèmes 100 % physiques (les panneaux lumineux sont activés depuis un boîtier comprenant six destinations au choix). Ce type de service très accessible est plus adapté à certains territoires.
Enfin, le covoiturage classique, sur le modèle planifié ou sur le modèle de ligne, ne permet pas d’atteindre certaines catégories de la population en grande précarité de mobilité, par exemple des personnes âgées habitant des territoires ruraux. D’autres systèmes peuvent y répondre, par exemple le transport solidaire, qui fonctionne sur l’entraide et permet à ces publics d’être accompagnés par des bénévoles dans leurs déplacements (courses, rendez-vous médicaux…). Nous avons lancé sur ce sujet la Plateforme du Transport Solidaire, avec le soutien de l’État, qui met à disposition gratuitement des outils et partages d’expériences pour les collectivités et les associations qui souhaitent mettre en place ce type de service public citoyen.