[Interview] Jacques Lévy, géographe et titulaire du prix Vautrin-Lud
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La France habitée : repenser l’occupation des territoires et la mobilité. Le géographe Jacques Lévy, titulaire du prix Vautrin-Lud, explore une approche inédite pour comprendre la répartition de la population et les mobilités en France. Grâce aux données de téléphonie mobile, ses travaux, réalisés dans le cadre du projet La France habitée (Chôros-Transdev) en lien avec le think tank Geonexio, redéfinit la perception de l’espace français. Il nous dévoile les résultats surprenants de cette analyse et leurs implications pour l’aménagement du territoire.
LMI : En quoi consiste le projet « La France habitée » ?
Jacques Lévy : Ce projet, vise à analyser comment les territoires sont habités, en intégrant les dimensions temporelles et spatiales de l’occupation des lieux. Pour ce faire, nous utilisons des données massives de téléphonie mobile sur 50 000 zones IRIS, ce qui nous permet d’avoir une vision précise des flux et de l’occupation des lieux en temps réel. L’objectif est de mieux comprendre comment chaque lieu, est réellement habité.
LMI : Vous avez introduit la notion d’« habitant.année ». Qu’est-ce que cela signifie ?
JL : L’habitant.année est une unité de mesure que nous avons développée pour décrire l’occupation effective des territoires. Plutôt que de se limiter au nombre de résidents, nous additionnons les présences dans chaque zone Iris sur l’ensemble de l’année, par pas de 30 minutes. Par exemple, si une personne passe la moitié de son temps chez elle et l’autre moitié sur son lieu de travail, elle sera comptée à 50 % dans chaque lieu.
LMI : En quoi cette approche est-elle inédite ?
JL : Jusqu’à présent, la connaissance de l’occupation des territoires reposait essentiellement sur les recensements. Or, en 1900, les Français parcouraient en moyenne 4 km par jour, dans une société encore très rurale où les déplacements étaient rares. Aujourd’hui, nous parcourons environ 40 km par jour. Cela signifie que nos lieux de vie ne se limitent plus à un domicile unique et exclusif, et que la mobilité joue un rôle essentiel dans nos manières d’habiter. L’étude La France habitée, en se fondant sur des données massives de téléphonie mobile, nous permet de cartographier avec précision l’occupation des lieux, en temps et en espace. Cela nous donne une image bien plus fine des rythmes de peuplement et donc de l’attractivité des territoires.
LMI : Comment définissez-vous l’attractivité d’un territoire ?
JL : Notre approche révèle des territoires attractifs, qui comptent plus d’habitants que de résidents, et d’autres, moins attractifs, où ce ratio est plus faible. L’indicateur « habitant.année » repose en effet sur l’addition des présences humaines dans une zone sur une année. Il permet d’identifier les lieux où il y a plus d’habitants que de résidents officiels, et inversement. Ces phénomènes de forte attractivité sont observables dans les grands centres urbains, mais aussi en dehors (aéroports, centres commerciaux, parcs de loisirs, zones d’activités). Elle est aussi très marquée dans les destinations touristiques des littoraux, des montagnes et de la moitié sud de de la France dans son ensemble.
LMI : Plus en détail, votre étude met également en avant les rythmes de l’occupation des lieux. De quoi s’agit-il ?
JL: Dans ce que nous appelons « rythmanalyse », nous avons classé les territoires en douze types selon leurs rythmes de fréquentation. En étudiant les variations d’occupation à différentes périodes – entre les mois, et entre les jours ouvrés et les week-ends et selon les heures – nous avons identifié plusieurs modèles : des zones fortement marquées par le travail, avec des pics aux dans les journées de semaine et une baisse en soirée et le week-end ; des centres urbains avec une occupation diverse mais constante, où se mélangent emploi, loisirs et tourisme ; des zones touristiques avec une occupation maximale en été ; des zones périurbaines marquées par un fort contraste entre semaine et week-end ; enfin des zones quasi vides dans la journée, une « France du sommeil », correspondant à des espaces-dortoirs, souvent situés dans le grand périurbain du nord et de l’est du pays.
LMI : Quels enseignements tirez-vous de l’étude ?
JL: Notre approche a permis de révéler des différences qui sont parfois contre-intuitives. Elle a mis en évidence que les grandes villes sont globalement attractives, mais avec des nuances. Paris, par exemple, se révèle encore plus attractive que prévu. La capitale compte 3,7 millions d’« habitants.année », soit un million et demi de plus que sa population officielle. Cette mesure montre le nombre réel de personnes présentes en fonction du temps passé sur place. Autre enseignement surprenant : le périurbain, qui est plus divers et dynamique qu’on ne le pensait. Contrairement aux idées reçues, certaines zones périurbaines attirent une population importante qui y travaille et y passe du temps, bien qu’elles soient souvent perçues comme de simples zones résidentielles.
LMI : Votre étude met-elle en évidence une fracture territoriale entre zones attractives et territoires en déclin ?
JL: Nous avons identifié des territoires où l’activité est faible et où la densité d’« habitants.année » est particulièrement réduite, et nous ne confirmons pas l’hypothèse d’une « Diagonale du vide » : la France du vide est un espace interstitiel, diffus mais présent un peu partout sur le territoire français, à distance des grandes villes. Et la surprise est que ce ne sont pas seulement les campagnes éloignées, mais aussi les centres des villes petites ou même moyennes qui peinent à maintenir une dynamique. À l’inverse, des zones touristiques peuvent voire leur population quadrupler à certaines périodes de l’année.
LMI : Les résultats vous ont-ils parfois surpris ?
JL: Oui, plusieurs résultats nous ont étonnés. Par exemple, nous avons constaté que les centres de certaines métropoles régionales, comme Grenoble ou Annecy, présentaient une attractivité très faible. À l’inverse, certaines villes moyennes comme Montbrison ou Vannes se révèlent attractives, grâce à une dynamique économique ou un cadre de vie recherché.
LMI : Quels enseignements en tirez-vous pour les politiques publiques ?
JL: L’un des principaux enseignements concerne la mobilité. Nous avons cartographié les flux entre zones et mis en évidence un décalage entre l’offre de transports publics et la demande réelle. Dans de nombreuses grandes aires urbaines, les déplacements domicile-travail dépassent largement la capacité des transports collectifs : à Bordeaux et Toulouse, par exemple, la demande excède l’offre d’un facteur de 5 à 15 ! Nos données permettent d’identifier précisément les pôles générateurs de déplacements et d’adapter les infrastructures en conséquence. Cette approche est aussi précieuse pour le dimensionnement des services publics, qui ne doivent pas être pensés uniquement en fonction des résidents, mais de l’ensemble des habitants. Et, plus largement, nos travaux ouvrent la voie à une nouvelle approche du territoire. Grâce à des données comparables d’année en année, nous pouvons suivre en temps réel la dynamique des lieux. En outre, en croisant nos données avec les statistiques socio-économiques de l’Insee, nous pouvons mieux comprendre pourquoi certains territoires sont attractifs et d’autres non. Ces informations sont précieuses pour ajuster les stratégies d’urbanisme, optimiser les infrastructures de mobilité ou encore gérer les flux touristiques de manière plus équilibrée.
LMI : Pouvez-vous nous en dire plus sur les données concernant le tourisme, ?
JL: Nous avons constaté que la population touristique est largement sous-estimée par les enquêtes traditionnelles. Nous pensions identifier environ deux millions de visiteurs étrangers à Paris, mais nos analyses révèlent qu’ils sont en réalité six millions sur une année, notamment grâce à la prise en compte des séjours non déclarés, des nuitées gratuites et des déplacements transfrontaliers de courte durée. Cela pose des questions majeures sur la gestion du tourisme et l’aménagement des villes. À Barcelone ou, plus encore, à Venise, la pression touristique est telle qu’elle remet en question la diversité des fonctions urbaines. Faut-il règlementer la présence des touristes ? Comment préserver l’équilibre entre attractivité et qualité de vie ? Ce sont des sujets centraux pour la décision publique.
LMI : Quelles sont les prochaines étapes de votre recherche ?
JL: Nous allons approfondir ces analyses en croisant nos données avec des indicateurs socio-économiques et environnementaux. L’objectif est de créer de véritables tableaux de bord territoriaux pour aider à construire des politiques publiques plus adaptées aux réalités des territoires. Comprendre la pulsation des territoires est essentiel pour mieux imaginer l’avenir des villes comme des campagnes.
LMI : Au point de redéfinir l’aménagement du territoire ?
JL: Absolument ! Nous apportons une nouvelle grille de lecture qui permet de comprendre où sont réellement les gens et comment ils habitent l’espace. Cela ouvre la voie à des stratégies plus adaptées pour organiser la mobilité, dimensionner les services et accompagner les évolutions des territoires. Notre ambition est que ces données deviennent un véritable outil d’aide à la décision pour les citoyens et leurs gouvernements, à toutes les échelles.
Lien utile : https://www.transdev.com/fr/publications-gn/la-france-habitee-geographie-de-loccupation-des-lieux-et-des-mobilites/