[Interview] Eloi Bernier, docteur en Sciences et chercheur post-doctorant au Laboratoire de sociologie urbaine de l’Ecole Polytechnique de Lausanne
![[Interview] Eloi Bernier, docteur en Sciences et chercheur post-doctorant au Laboratoire de sociologie urbaine de l’Ecole Polytechnique de Lausanne [Interview] Eloi Bernier, docteur en Sciences et chercheur post-doctorant au Laboratoire de sociologie urbaine de l’Ecole Polytechnique de Lausanne](https://www.mobiliteinclusive.com/wp-content/uploads/2025/03/interview_21.jpg)
Pourquoi est-il utile d’améliorer la mobilité des demandeurs d’emploi pour réduire le chômage ? Dans son étude « L’accompagnement à la mobilité quotidienne des demandeurs d’emploi », Eloi Bernier, chercheur à l’EPFL, revient sur l’enjeu d’améliorer la mobilité individuelle pour la recherche d’emploi en accompagnant à l’utilisation de nouveaux modes de déplacement, et quantifie l’impact de ces actions en matière d’accès aux emplois tout en interrogeant leur durabilité.
LMI : Quel est le contexte qui a motivé votre étude ?
Eloi Bernier : Le problème de départ vient du décalage spatial entre les lieux de travail et les domiciles des candidats compétents qui occasionne des difficultés de recrutement ou des pénuries d’offres d’emplois localement. Ce décalage expliquerait jusqu’à un quart du taux de chômage en France et tient en partie à un manque de transports en commun et à une tendance des entreprises à se localiser dans des zones périphériques où les loyers sont plus faibles. Les demandeurs d’emploi rencontrent eux aussi des difficultés pour se loger dans des territoires bien desservis et cumulent aussi des difficultés de mobilité et d’accès à l’autonomie de déplacement. Toutefois les sondages s’intéressent rarement à ces publics et France Travail collecte relativement peu de données fines sur la mobilité, ce qui nous a motivé à creuser la question. Nos résultats proviennent de recherches (dirigées par Prof. Vincent Kaufmann et Prof. Rafael Lalive, financées par le LaSUR de l’EPFL) basées sur des données collectées en face-à-face depuis plus de 10 ans auprès de 15 000 demandeurs d’emploi français accompagnés par des conseillers en mobilité dans 60 plateformes de mobilité pour l’insertion adhérentes du réseau Mob’In. Ces plateformes aident ces publics en insertion, repérés par des « prescripteurs » (France Travail, travailleurs sociaux), à passer le permis de conduire ou améliorer leur maîtrise des autres modes de transport afin de satisfaire les attendus de recruteurs que nous avons également sondé.
LMI : Quelles sont les tendances qui ressortent de votre étude sur les bénéficiaires de ces accompagnements à la mobilité ?
EB : Nous constatons depuis 2018 une diminution importante du temps de trajet domicile-travail acceptable pour ces bénéficiaires, toutes choses égales par ailleurs (environ 10 minutes en moins pour le trajet aller). Cette diminution du rayon de recherche semble principalement s’expliquer par la baisse du pouvoir d’achat et l’augmentation des coûts des déplacements, ainsi que par des habitudes de sédentarité suite aux confinements (même si nos enquêtés sont rarement concernés par le télétravail). Une autre piste peut être avancée car le périmètre géographique « raisonnable » de recherche d’emploi a été redéfini chez France Travail en 2018. Les demandeurs d’emploi sont en effet tenus d’accepter les offres « raisonnables » d’emploi (ORE) sous peine de sanction. Des critères raisonnables peu appliqués datant de 2008 (lieu de travail situé à moins de 30 km ou à moins d’une heure du domicile en transports publics, pour le trajet aller) ont ainsi été remplacés en 2018 au profit d’une définition au cas par cas, négociée entre le demandeur d’emploi et son conseiller lors de l’inscription et tenant compte de ses contraintes individuelles. La suppression des anciens seuils dans le code du travail reste pour certains une fragilisation de la protection et de l’égalité de traitement entre demandeurs d’emploi. Ce changement pourrait expliquer une évolution du rayon de recherche dès 2018, toutefois nous observons que sa diminution est similaire entre les demandeurs indemnisés et ceux sans allocation qui sont pourtant moins sensibles aux sanctions liées à l’ORE. En pratique peu de sanctions sont prononcées pour des refus d’ORE, mais ces critères « raisonnables » sont révélateurs de coûts cachés et de potentielles « trappes à inactivité » : au-delà du salaire, on parle plus rarement de la pénibilité du trajet domicile-travail qui pèse aussi dans l’incitation à reprendre ou non un emploi. Nos indicateurs montrent qu’il y a généralement peu d’offres dans le périmètre accessible initialement par ces demandeurs d’emploi, sans qu’il y ait de pénurie d’offres pertinentes aux alentours de ce périmètre. Notre approche se base sur un outil développé au LASUR cartographiant le périmètre accessible par chaque demandeur autour de son domicile pour un temps, une distance, un coût ou encore un effort donné, avec ses modes de transport actuels. Nous identifions ensuite les offres d’emplois pertinentes (du site France Travail) qui se trouvent dans ce périmètre de recherche. Nos outils suggèrent aussi que les principaux élargissements du périmètre de recherche d’emploi passent par un accompagnement spécifique à une mobilité multimodale, davantage que par le contrôle et l’injonction à la mobilité liés à l’ORE qui reste une approche monomodale basée uniquement sur les modes de transport actuellement utilisables par l’individu.
LMI : Quel est l’impact de ces accompagnements pour donner accès aux bénéficiaires à des modes de transports plus performants ?
EB : Il existe aujourd’hui un consensus sur la nécessité de mesurer l’impact des accompagnements à la mobilité des demandeurs d’emploi, mais assez peu d’études scientifiques quantifiant cet impact à l’issue des accompagnements. Avec 10 plateformes de Mob’In Bretagne et un financement de la région, nous avons étudié et pu constater un impact positif reconnu par les prescripteurs (France Travail, travailleurs sociaux) comme par les bénéficiaires sur l’accès à l’emploi et la mobilité en général, amenant aussi d’autres bénéfices (insertion sociale, autonomie au quotidien, etc). Cet impact tient à la possibilité de penduler plus longtemps, avec des modes plus rapides, voire d’accéder à des métiers où la « mobilité » est exigée. En analysant l’élargissement de la zone de mobilité avec notre outil cartographique, on constate que l’aire accessible augmente fortement (rayon de recherche multiplié par 6) et que les bénéficiaires accompagnés ont accès à 4 fois plus d’offres d’emplois pertinentes en sortie d’accompagnement qu’en entrée (sauf lorsque la rareté des offres visées limite l’impact, la mobilité n’étant pas en cause). Il reste possible qu’une concurrence importante sur ces offres ou que d’autres freins à l’emploi limitent le retour à l’emploi effectif, mais ces freins autres que la mobilité dépassent le champ d’action et de responsabilité des plateformes de mobilité. L’impact serait probablement encore meilleur en mesurant les effets différés (quelques mois après le parcours). A cet effet, il serait intéressant de travailler avec les données complémentaires des prescripteurs (France Travail), en ajoutant également davantage d’effectifs, des groupes de contrôle et une analyse coûts – bénéfices. La durée de notre étude nous a limité à étudier des accompagnements courts (3 mois en moyenne) mais incite déjà à une prolongation des financements de ces actions en 2025 (marchés nommés « MBI » proposés par France Travail). Dans l’idéal, des parcours intensifs et sur le long terme apparaissent encore plus efficaces d’après la littérature scientifique, ils permettent notamment de passer le permis de conduire sans se désinvestir de la recherche d’emploi. La voiture reste bien souvent le mode de déplacement le plus efficace en termes d’élargissement de la zone de pendularité.
LMI : Quid de la durabilité dans tout cela, le permis de conduire et les ressources limitées risquent d’amener davantage de véhicules polluants sur nos routes ?
EB : Pour ces publics en insertion, initialement peu mobiles et qui émettent donc peu de CO2 par défaut, l’urgence individuelle est économique plutôt qu’écologique (moins de 5% de nos enquêtés priorisent une mobilité écologique à court terme). S’ils ont des mobilités plus carbonées à l’issue d’un accompagnement, elles restent limitées par rapport à d’autres tranches de revenus et doivent être appréciées au regard des bénéfices individuels en termes d’insertion socio-professionnelle. Une solution préventive passe par l’aménagement urbain qui évite des déplacements, l’accès à un logement bien desservi ou à une « ville du quart d’heure » où les services du quotidiens et les emplois sont proches, avec de la mixité urbaine et en maîtrisant les effets pervers de la densification urbaine. Ceci étant dit, se reloger en périphérie pour un loyer moindre augmente souvent les coûts de mobilité et le « coût résidentiel » global peut ainsi rester constant, notamment si l’on doit se rendre à des lieux à l’intérieur d’une ZFE. De plus, la voiture coûte cher et peut aussi devenir une « trappe à pauvreté » pour le bénéficiaire s’il ne retrouve pas d’emploi rapidement. Nous sommes donc notamment impliqués dans les programmes TIMS et STRIVE qui expérimentent actuellement des solutions pour promouvoir une « écomobilité » (économique et écologique) auprès des bénéficiaires avec des alternatives à l’autosolisme telles que le covoiturage solidaire, les vélo-écoles, la location de VAE… Nos résultats montrent aussi que l’accès à l’emploi peut s’imaginer par des alternatives au permis de conduire de plus en plus acceptées par les bénéficiaires, les prescripteurs et les recruteurs, même si ces derniers mentionnent encore trop rarement aux salariés les aides disponibles pour des mobilités pendulaires alternatives à l’autosolisme.
Biographie : Eloi Bernier est docteur ès Sciences et chercheur post-doctorant au Laboratoire de sociologie urbaine de l’Ecole Polytechnique de Lausanne (LaSUR, EFPL sous la direction de Prof. Vincent Kaufmann). Ingénieur spécialisé en mobilité urbaine (EIVP – Paris) avec des approches quantitatives et qualitatives en géographie humaine et économique, il s’intéresse notamment à la mobilité quotidienne des publics précaires et aux politiques de mobilité durable. Il entame parallèlement un post-doctorat à l’Université de Lausanne (IGD-OUVEMA) visant à promouvoir l’utilisation du vélo.
Lien utile :
Lien vers le replay du webinaire de restitution de l’étude avec Mob’In : https://app.livestorm.co/mobin-1/webinaire-etude-epfl-indice-mobilite-et-impact/live?s=dc69338b-2eac-4dd7-a37c-044971e4deca#/chat