[Interview] Sébastien Bailleul, directeur des partenariats et du plaidoyer de Wimoov
15 millions de Français sont en situation de précarité de mobilité en raison de leur situation socio-économique, selon la troisième édition du baromètre des mobilités du quotidien publié par Wimoov le 19 septembre 2024 . Une précarité qui touche toutes les tranches d’âges et toutes les populations, qu’elles vivent en ville, en zone périurbaine, ou en territoire rural, et qui s’amplifie, alerte Sébastien Bailleul, directeur des partenariats et du plaidoyer de Wimoov. Il répond aux questions du LMI.
LMI. En 2024, se déplacer est-il devenu un luxe ?
Sébastien Bailleul. Oui, pour certains, cela devient un véritable luxe. Selon le dernier Baromètre de mobilité, 20 % des Français sont en situation de précarité de mobilité, soit 15 millions de Français majeurs qui ne sont pas libres de leurs déplacements. Ce qui signifie que 15 millions de Français rencontrent de grandes difficultés à se déplacer régulièrement pour des activités essentielles voire dans l’incapacité de se mouvoir, car 10 % des répondants disent ne pas avoir de solutions de mobilité. En 2024, plus de 1,7 million de personnes de plus que lors de l’édition 2022 du Baromètre se trouvent en situation de précarité de mobilité avec des conséquences importantes en matière d’inclusion sociale, d’accès à l’emploi, aux soins, et à d’autres besoins essentiels du quotidien.
Quels sont les principaux enseignements que vous tirez de l’édition 2024 ?
SB. Le premier enseignement marquant est cette augmentation du nombre de Français touchés par la précarité de mobilité. Cette situation résulte d’une conjoncture économique défavorable, mais aussi d’un manque de politiques publiques adaptées pour faciliter les déplacements des personnes les plus vulnérables. Selon le baromètre, 40 % des Français ont renoncé à se déplacer au moins une fois au cours des cinq dernières années, notamment pour des rendez-vous médicaux, administratifs ou liés à l’emploi. Ce chiffre est préoccupant.
Le deuxième enseignement concerne l’émergence d’une population en grande précarité de mobilité, c’est-à-dire des personnes qui se retrouvent aujourd’hui davantage contraintes dans leurs déplacements, voire dans l’impossibilité de se déplacer. Le troisième enseignement, plus récent et directement lié aux enjeux environnementaux, concerne l’impact des aléas climatiques sur la mobilité quotidienne. Le baromètre révèle que 46 % des Français déclarent que des événements climatiques (comme des épisodes de canicule, des intempéries, ou des inondations) ont eu un impact sur leurs déplacements, les obligeant parfois à modifier leur mode de transport ou même à renoncer à certains trajets de manière ponctuelle ou durable. C’est un signal fort qui montre que la mobilité quotidienne des Français est de plus en plus affectée par les changements climatiques.
Qui sont les plus touchés par cette précarité de mobilité ?
SB. Malheureusement, ce sont les publics les plus fragiles qui subissent une double, voire triple peine. Les personnes issues de foyers à faibles revenus sont les plus impactées, car quand elles n’ont pas d’autre alternative que l’utilisation de la voiture, celle-ci devient de plus en plus chère. De même, les demandeurs d’emploi sont particulièrement exposés alors que leurs déplacements sont essentiels pour rechercher un emploi, se rendre à des entretiens ou à des formations. Mais ils sont souvent limités par un manque de moyens financiers ou de solutions de transport adaptées.
Ce qui nous a également surpris dans ce baromètre, c’est l’émergence de la précarité mobilité chez les jeunes. De plus en plus de jeunes renoncent à se déplacer, que ce soit pour des raisons économiques, d’accès à un permis de conduire ou de manque d’alternatives de transport, en particulier dans les zones rurales ou périurbaines. Cette situation est très inquiétante, car une jeunesse qui ne peut pas se déplacer risque d’être coupée de nombreuses opportunités, ce qui impactera leur avenir professionnel, leur vie sociale et, par extension, la cohésion sociale dans les territoires.
Ces jeunes renoncent-ils aussi à trouver un emploi faute de moyens de transport ?
SB. Oui, et c’est l’un des aspects les plus préoccupants. De nombreux jeunes se retrouvent dans l’incapacité de se rendre à des entretiens d’embauche ou d’accepter un emploi faute de solutions de mobilité adéquates. Cela devient un frein majeur à leur insertion professionnelle. Mais le renoncement concerne aussi les rendez-vous médicaux, les démarches administratives, ou les formations, autant d’éléments essentiels pour leur avenir.
En parallèle, on observe que 30 % des demandeurs d’emploi renoncent également à des opportunités d’emploi ou à des rendez-vous professionnels en raison de l’absence de solutions de mobilité. Bien que ce chiffre soit légèrement en baisse par rapport aux années précédentes, il demeure très préoccupant et montre l’impact direct de la précarité de mobilité sur la recherche d’emploi.
Comment expliquez-vous la dégradation générale de la situation ?
SB. La dégradation de la situation est liée à plusieurs facteurs. La conjoncture économique avec une augmentation du prix des carburants, qui rend les déplacements en voiture de plus en plus coûteux pour beaucoup de foyers. De plus, les politiques publiques en matière de mobilité ne semblent pas encore suffisamment adaptées ou efficaces pour soutenir les personnes en difficulté.
La loi d’orientation des mobilités de 2020, qui avait pour ambition de rendre la mobilité accessible à tous, n’a pas encore tenu toutes ses promesses, en particulier en ce qui concerne la mobilité solidaire. Malgré des avancées sur certains sujets, la mise en œuvre de cette loi reste incomplète, notamment en ce qui concerne le développement de solutions de mobilité partagée ou l’accompagnement des personnes les plus fragiles.
Les mesures liées à la transition écologique sont-elles perçues comme punitives par une partie de la population ?
SB. Oui, c’est une réalité. Certaines mesures, comme l’instauration des zones à faibles émissions (ZFE), sont perçues comme punitives par les personnes qui dépendent de leur véhicule pour se déplacer, en particulier les plus modestes. Ces réglementations ont tendance à creuser les inégalités sociales en obligeant les ménages les plus précaires, souvent détenteurs de véhicules anciens et polluants, à faire face à des contraintes supplémentaires.
De plus, les aides financières destinées à favoriser l’achat de véhicules plus écologiques ou de vélos à assistance électrique sont mal connues du grand public. Près de 70 % des Français déclarent ne pas connaître ces aides, et parmi ceux qui les connaissent, beaucoup estiment qu’ils n’y sont pas éligibles ou que les démarches sont trop compliquées pour les obtenir.
Les solutions de mobilité sont-elles adaptées aux publics ruraux ?
SB. La fracture territoriale est bien réelle. Plus on s’éloigne des centres urbains, plus la dépendance à la voiture s’accroît. Les solutions de mobilité alternatives comme les transports en commun, le covoiturage ou l’autopartage sont souvent peu développées dans les zones rurales, ce qui rend difficile l’adoption de modes de transport plus durables.
Toutefois, on note une certaine progression, même marginale, de l’adoption de ces modes alternatifs. L’intermodalité, par exemple, est de plus en plus pratiquée lorsque des solutions existent, mais il reste beaucoup à faire pour proposer des alternatives de mobilité efficaces en dehors des grandes agglomérations.
Que préconisez-vous pour réduire cette fracture et améliorer la mobilité de tous ?
SB. Nous proposons plusieurs axes d’amélioration. D’abord, il est essentiel d’établir un « continuum éducatif » pour que chacun puisse développer des compétences de mobilité adaptées à son mode de vie. La mobilité devrait s’apprendre dès le plus jeune âge, comme on le fait pour d’autres compétences. Ensuite, il faut professionnaliser les métiers liés à la mobilité, notamment celui de conseiller mobilité, pour accompagner les populations les plus fragiles dans leurs déplacements.
Nous plaidons également pour une révision de la loi d’orientation des mobilités afin de la rendre plus contraignante et d’allouer des budgets spécifiques à la mobilité solidaire et inclusive. Les solutions de mobilité doivent être conçues de manière universelle, en partant des besoins des plus fragiles, afin d’être adaptées et accessibles à tous. Enfin, il est crucial d’investir dans des infrastructures de transport adaptées et d’améliorer la communication et l’accompagnement des publics autour des aides et solutions existantes pour que chacun puisse bénéficier de ces dispositifs.
Lien utile : https://www.mobiliteinclusive.com/partenaire-15-millions-de-francais-en-situation-de-precarite-mobilite/