[Interview] Agathe Cagé, docteure en science politique
À l’occasion de la sortie de son livre publié chez Flammarion, « Classes figées, comprendre la France empêchée » Agathe Cagé (*), docteure en science politique, répond aux questions du LMI. Elle estime que la grille de lecture encore prédominante de la société française, celle d’un pays de classes moyennes, n’est plus valide. Crédit photo : Franck Ferville – Flammarion.
LMI. Dans votre dernier ouvrage, vous constatez que la France n’est plus une société de classes moyennes, mais qu’elle est devenue une société figée. Expliquez nous.
Agathe Cagé. La grille de lecture encore prédominante de la société française, celle d’un pays de classes moyennes, n’est plus valide. Ce que je décris dans ce livre, c’est une nouvelle ligne de fracture de notre société, autour d’un empêchement partagé face à tout ce qui structure le quotidien des Français : un empêchement dans le rapport à la mobilité, au travail, à l’accès au logement, dans les conditions d’exercice au sein des services publics, dans la relation au pouvoir d’achat qui est toujours plus contraint en France. Le déterminisme scolaire et le déterminisme social sont extrêmement marqués, ce qui fait que l’on a vu disparaître la mobilité tout au long de la vie et la mobilité intergénérationnelle. Ce vécu partagé d’empêchement donne une société qui ne se construit pas autour des habituelles fractures qui structurent nos visions de la société française ; celles entre les classes moyennes et les autres, ou entre les ruraux, les urbains et périurbains. Notre société se structure aujourd’hui autour de deux groupes : ceux qui ont une grande capacité de résistance aux crises, géopolitiques, financières, environnementales, sanitaires, économiques et sociales qui se succèdent, et l’immense majorité des Français qui n’ont d’autre possibilité que de les subir. En d’autres termes, notre société est désormais scindée entre une minorité qui ne ressent pas l’impact des crises et une large majorité qui n’a plus les moyens de les affronter ; une classe figée et empêchée dans sa capacité à se projeter positivement dans l’avenir, dans ses ambitions et dans le choix de son cadre de vie.
Pensez-vous que la situation s’est dégradée depuis la crise des gilets jaunes ?
AC. Trois décennies de fortes difficultés économiques et sociales ont suivi ces Trente Glorieuses, caractérisées par une véritable mobilité sociale, qui a marqué l’apogée de la société des classes moyennes, mais le vrai point de rupture qui installe cette France des classes figées qui voit ses horizons se boucher et son avenir enfermé dans des destins définis à l’avance, a été la crise financière de 2008. La crise des gilets jaunes a été une manifestation d’une prise de conscience collective de difficultés partagées. Des difficultés de mobilité quotidienne notamment, en voiture lorsque l’augmentation du prix de l’essence fait exploser le coût des déplacements journaliers, ou en transports en commun quand les annulations et les retards se répètent semaine après semaine. Ces difficultés deviennent insurmontables dans un pays où la distance vitale, mesurée par les géographes, a doublé en 40 ans : pour amener les enfants à l’école, aller travailler, aller chez le médecin, accéder à la consommation et aux services publics, la distance moyenne à parcourir est passée de 20 km à 40 km par jour. Surtout, les gilets jaunes ont pris conscience que leurs difficultés de fin de mois n’étaient pas dues à une mauvaise gestion individuelle, mais à des problématiques économiques partagées par beaucoup, et qu’ils avaient au fond un devenir commun : un horizon bouché.
Une fois le constat posé, comment sortir de l’impasse ?
AC. Les citoyens ont besoin de retrouver des prises sur leur avenir. En d’autres termes, recréer de la mobilité dans les parcours de vie et entre générations, c’est fondamental. Prenons l’exemple du logement : dans les années 70, environ la moitié des Français étaient propriétaires, quel que soit leur niveau de revenus. Aujourd’hui, cette situation a explosé par le bas et par le haut. Pour les Français qui ont les revenus les plus élevés, 80 % d’entre eux sont propriétaires, tandis que pour les plus faibles revenus, l’accès à la propriété du logement est devenu extrêmement compliquée. Il faut redonner aujourd’hui aux Français la possibilité de construire positivement leur avenir et recréer les conditions d’une émancipation collective. Le modèle des « premiers de cordée », avec l’espoir d’un « ruissellement » sur l’ensemble de la société, ne fonctionne pas. Et cette émancipation ne peut s’opérer que si d’abord nous rebâtissons notre modèle éducatif. Cela signifie mettre plus de moyens dans l’Éducation nationale et améliorer la qualité des infrastructures scolaires là où nous les avons laissées se dégrader (Marseille et la Seine-Saint-Denis en sont deux exemples). Il faut revaloriser le métier d’enseignant, augmenter les rémunérations et donner plus de temps et de moyens aux enseignants pour se former, travailler en équipes, prendre en charge les élèves en difficulté. Nous avons besoin d’une école qui fasse réussir tous les élèves, et nous avons besoin d’élèves formés à un très haut niveau, le plus loin possible, au regard des transitions à l’œuvre et des défis technologiques que nous allons rencontrer. Nous avons également besoin de services publics sur tous les territoires, accessibles facilement, avec de bonnes conditions de travail, que ce soient les services de l’hôpital ou de la justice. C’est impératif, car le deuxième facteur d’émancipation de notre société est cet accès de qualité aux services publics, pour tous. Il faut aussi que le travail retrouve son rôle émancipateur dans notre pays. En France, le travail est de plus en plus vécu comme ayant de moins en moins de sens et avec une perte d’autonomie, exprimée à tous les échelons. Pour reprendre les mots de l’économiste Philippe Askenazy, le travail est aujourd’hui maltraité. Nous devons également mener une réflexion poussée sur la mobilité. Comment créer des parcours de mobilité du quotidien qui soient faciles pour chacun, et non pas des parcours qui soient au quotidien des galères ? Comment penser également la capacité d’accéder au logement ? En d’autres termes, comment construire des politiques publiques qui soient des politiques d’émancipation pour tous et pas que pour certains ? Pour y parvenir, il est impératif, encore une fois, de casser les situations d’empêchement.
Toutes ces politiques d’émancipation que vous évoquez demandent des moyens, alors que la France présente des déficits abyssaux. Comment sortir de ces situations d’empêchement ?
AC. D’abord, tout n’est pas qu’une question de moyens financiers. Redonner son rôle émancipateur au travail, cela passe par une réflexion sur les conditions de travail, la valorisation des métiers, l’organisation des journées. Dans les métiers de la propreté comme du soin, les journées sont fracturées avec des micro-contrats et des temps de déplacements à rallonge, l’organisation peut être repensée sans moyens financiers supplémentaires. C’est une question de considération à l’égard des travailleurs de la première ligne, pas de dépenses publiques. Pour le logement, il faut réunir les acteurs autour de la table pour repenser une politique du logement qui soit le reflet de la situation réelle que les associations comme la Fondation Abbé Pierre, au plus proche du terrain, connaissent parfaitement. Les acteurs associatifs et les grands acteurs français de la construction s’expriment régulièrement d’une seule et même voix. Reste que leurs analyses et leurs préconisations paraissent peu ou mal prises en compte par les pouvoirs publics, qui font le choix de solutions trop éloignées des véritables besoins. Si l’on veut des solutions aux impacts positifs réels, il faut partir d’un diagnostic réaliste des situations. Et c’est tout l’enjeu. C’est à partir d’une vision juste de la situation dans laquelle se trouve la société que l’on pourra apporter une réponse adéquate. Concernant les services publics sur lesquels je me concentre, qui sont l’éducation, la santé et la justice, oui, nous avons besoin d’investissements conséquents. Mais ce ne seront pas simplement des dépenses publiques, ce seront les fondations de notre avenir commun.
Pensez-vous que toutes les transitions à l’œuvre accentuent les difficultés pour les Français ?
AC. Ce qui accentue les difficultés pour les Français, ce sont avant tout les conditions actuelles de la construction de notre nécessaire résilience et de la conduite de ces transitions. Si les citoyens ne sont pas associés à la conception, à l’élaboration et à la réalisation de ces transitions, ce ne seront que des contraintes supplémentaires imposées à des vécus d’empêchements. Pour mener une transition, il faut partir de la réalité des vécus. Un changement de comportement, imposé d’en haut, ne peut pas fonctionner, car il y a de grandes chances qu’il soit inadapté à la réalité d’un quotidien. La dynamique de transition se construira collectivement et démocratiquement, pas de l’extérieur. Elle suppose un desserrement des difficultés auxquelles font face les Français en termes de pouvoir d’achat, qui ont vu le niveau de leurs dépenses contraintes exploser.
Que répondez vous à certains économistes qui pensent que le poids des dépenses sociales explique en partie l’incapacité de la France à renouer avec la croissance et à offrir un meilleur avenir à sa population ?
AC. Je répondrai qu’un certain nombre de dépenses publiques doivent être considérées comme des investissements dans l’avenir, pour la croissance et la conduite des transitions, et non comme des dépenses. La Commission européenne a d’ailleurs récemment établi de nouvelles règles budgétaires introduisant des objectifs plus nuancés pour les ajustements budgétaires. Les moyens financiers que l’on attribue à l’éducation ou à la santé, ce sont des investissements pour l’avenir qui produiront de la valeur dans le pays. Nous avons fait en France le choix d’un État-providence fort, avec un haut niveau de socialisation de certaines dépenses. Ce n’est pas une faiblesse, bien au contraire à mon sens. C’est un modèle choisi démocratiquement.
Au-delà de ce tableau noir que vous dressez, peut-on espérer le bout du tunnel ?
AC. Les constats que j’ai dressés dans mon livre sont assez sombres, mais je ne suis en rien pessimiste car ils ouvrent la voie à une dynamique nouvelle. Les responsables politiques doivent prendre la mesure de ce vécu d’empêchements partagé par une large majorité de la population qui n’envisage aucun avenir meilleur et construire des projets y apportant de véritables réponses. La pratique du pouvoir doit également évoluer : être un responsable politique, c’est tenir les engagements pris. Je suis en ce sens favorable à des programmes politiques concentrés sur quelques grandes orientations dictées par un véritable projet de société, et non plus aux traditionnels catalogues de mesures. Renouer le lien de confiance avec les citoyens est un impératif démocratique.
Agathe Cagé(*) est diplômée de l’ENS et de l’ENA, docteure en science politique, ancienne conseillère technique. Elle a été directrice adjointe de cabinet au ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, et préside aujourd’hui Compass Label, un cabinet de conseil en stratégie et innovation basé sur l’expertise académique.