[Interview] Jean Coldefy, expert des questions de mobilité.
Jean Coldefy directeur du programme Mobilités et Transitions d’ATEC ITS France et conseiller du président de Transdev et le géographe Jacques Lévy signent une étude intitulée « La France habitée ». Ce travail inédit mesure la présence de la population sur le territoire, en différenciant le lieu de résidence du lieu d’habitation. Une analyse qui permet désormais de mesurer précisément l’attractivité des villes. Un précieux outil de politique de mobilité pour les élus locaux.
LMI. Vous venez de publier avec Jacques Lévy, géographe, les premiers résultats de votre projet de recherche « La France Habitée » * Pourquoi ces travaux ?
Jean Coldefy. On sait où les gens résident, grâce aux recensements. On sait aussi dans quelles communes ils travaillent, mais on ignore tout sur leurs déplacements. En 1900, on faisait 4 km par jour en moyenne ; le fermier était dans sa ferme et les villageois dans leur village, et finalement on bougeait très peu. Aujourd’hui, les Français parcourent en moyenne 40 kms par jour. La vie ne se résume plus à dormir, manger et travailler. Mais on connait très mal la géographie d’occupation des lieux. Les enquêtes de mobilité donnent, sur des échantillons restreints, des informations à des échelles très larges, supra communales. Par exemple, l’enquête de l’Insee sur les déplacements, n’est réalisée que tous les 10 ans avec un maillage très large sans beaucoup de détail comme par exemple les rythmes journaliers. Les enquêtes locales ménages déplacements (EMD aujourd’hui EMC2) ont lieu tous les 10 ans et donnent un peu plus de données, mais uniquement pour les résidents, sans bien prendre en compte les modifications sociétales liées au temps partiel et au télétravail, notamment. Ainsi sur la seule base de ces statistiques, nous sommes incapables de connaître régulièrement (tous les mois) précisément les déplacements, ce qui rend les politiques de mobilité particulièrement difficiles à élaborer. Grâce aux données numériques des réseaux téléphoniques pour la première fois, nous pouvons connaitre précisément (à l’échelle des 50 000 zones IRIS) la géographie de l’occupation des lieux et les déplacements des Français sur tout le territoire. Ce à différentes échelles temporelles : à l’heure, la journée, la semaine, le mois, l’année. C’est l’objet des travaux que nous menons avec Jacques Levy, géographe, depuis 2022, dans le cadre de l’Association Trans.Cité avec le soutien fort de Transdev, que nous remercions avec Jacques Levy. Tous les téléphones émettent des signaux (position, horodatage) qui sont récupérés par le réseau de téléphonie. Ce qui permet de récolter des informations massives et fiables par téléphone et toutes les demi-heures sur la France entière. Ce sur un échantillon très large, facilement redressable, ici avec les données Orange soit 1/3 de la population. Croisées aux données statistiques, ces données ont un potentiel très important.
Dans votre rapport, vous donnez un éclairage tout particulier à ce que signifie « habiter ». Expliquez-nous.
JC. Grâce aux données numériques, on parvient à identifier les lieux où les Français passent leur temps, là où ils habitent, travaillent, font leurs courses ou encore là où ils pratiquent des activités de loisirs. En distinguant ainsi le lieu de résidence, là où l’on dort, du lieu d’habitation, là où l’on passe du temps, nous avons une cartographie en temps réels de l’occupation des lieux. Un outil de politique publique essentiel pour les élus. Nous avons ainsi reconstitué pour chacune des 50 000 zones IRIS le nombre d’équivalents temps plein, soit la présence effective des personnes sur une zone IRIS, ce sur une échelle de temps donnée, l’année par exemple. Grâce à ce travail, nous avons découvert d’abord que le poids des grandes villes est encore plus important que ce que l’on pensait. Si l’on compare la carte de la résidence avec la carte de l’habitat, les différences sont impressionnantes. Prenons l’exemple de Paris : la Capitale compte 2 millions de résidents, mais 3,7 millions d’habitants. Soit près du double. Cela s’explique car il y a 1 million d’actifs qui vient travailler tous les jours sur Paris, mais aussi de très nombreux touristes (Paris reste la première destination mondiale), , auxquels s’ajoutent ceux qui s’y rendent pour faire du shopping, visiter des amis ou de la famille. Nous avons une concentration d’habitants, qui va bien au-delà de ce que l’on mesure en termes de résidents. Le constat est similaire pour les grandes villes comme Bordeaux, Toulouse, des villes qui ont bien plus d’habitants que de résidents en équivalent temps plein. Autre constat : les situations constatées tordent le cou aux stéréotypes longtemps véhiculés, notamment que les zones périurbaines sont des cités-dortoirs où il ne s’y passe rien. Rien n’est plus faux. Certaines zones urbaines sont très attractives avec un nombre d’habitants supérieur au nombre de résidents, c’est-à-dire plus de personnes qui y passent du temps que de personnes qui y dorment uniquement, alors que d’autres, bien sûr, le sont beaucoup moins. Si je prends la ville de Rennes par exemple, le périurbain est peu attractif alors que celui de Bordeaux l’est tout particulièrement. Inversement, Grenoble est une commune peu attractive alors que son périurbain l’est. On s’aperçoit à travers les résultats que nous avons des situations extrêmement variées et que la taille de la ville n’explique pas totalement le degré d’attractivité même si en général, dans les grandes aires urbaines, la commune Centre est toujours attractive. Autre surprise : Valenciennes qui, contre toute attente, est une ville très dynamique avec une forte attractivité, tout comme la ville de Longwy. Deux villes qui s’en sortent plutôt pas mal. Autre enseignement de l’étude : le nombre de touristes sur le territoire. On mesure 5 millions d’équivalent temps plein de touristes en France en 2019, soit un peu plus de 2,5 fois que ce qui est mesuré par les statistiques officielles qui se basent sur les nuitées. Or tous les touristes ne vont pas à l’hôtel, bon nombre résident par exemple dans leur famille ou chez des amis.
Votre étude est un outil de politique de mobilité particulièrement pertinent …
JC. La mobilité ne se résume pas aux flux, mais aux imbrications entre un système de localisations, ce que nous avons mesuré, des systèmes de transports, des programmes d’activités, et des préférences personnelles. Nous avançons sur la détermination des origines des destinations, et sur la définition des pôles émetteurs et récepteurs de déplacements. Ce à des différentes échelles géographiques et temporelles. Comprendre les mobilités nécessite de comprendre comment votre territoire fonctionne, comment il est « habité », et pourquoi. En croisant ces données avec d’autres données, on pourra déployer le bon moyen de transport au bon endroit au bon moment, en tenant compte des modèles économiques.
Vos travaux continuent ?
JC. Effectivement. Nous sommes aujourd’hui en train de mesurer les impacts réels de la crise sanitaire sur les déplacements grâce aux données pré-covid 2019-2020 que l’on croise avec celles d’aujourd’hui. Nous analysons les rythmes d’occupation des lieux, selon les mois, les jours, les heures. La France n’est plus un pays de fermiers assignés à résidence, ou taylorien avec le rythme boulot/métro/dodo, elle est un pays habité. Il convient de savoir comment.
*L’étude complète sera publiée courant 2024 mais vous pouvez retrouver ici la présentation des résultats du projet de recherche avec le replay de l’événement du 12 décembre à la Fabrique de la cité ici :https://www.linkedin.com/events/7140348282785927168/comments/