[Interview] Caroline Gallez, directrice de recherche à l’Université Gustave Eiffel
À l’occasion des 10 ans du Laboratoire, nous interrogeons des personnalités afin qu’elles nous éclairent, depuis leur domaine d’expertise, sur le bilan qu’elles dressent des inégalités en matière de mobilité, sur l’évolution de ce sujet sur les 10 dernières années et sur les enjeux pour les années qui viennent. Aujourd’hui Caroline Gallez. La directrice de recherche à l’Université Gustave Eiffel, au sein du Laboratoire Ville Mobilité Transport, questionne les capacités de l’action publique à garantir un accès équitable à la mobilité tout en oeuvrant pour réduire ses impacts.
Quel bilan dressez-vous des inégalités en matière de mobilité sur les dix dernières années ?
Caroline Gallez. Nous avons très peu de données pour dresser un bilan exhaustif. Il faudrait pour cela disposer de données différenciées selon les revenus, le genre, l’âge, l’appartenance à un groupe minorisé. Or la dernière enquête globale « transport », dont les données sont disponibles depuis quelques mois, ne permet pas de dresser un bilan précis des inégalités. Certaines actions ciblées d’aide à la mobilité pour les personnes en insertion ou de services de transport à la demande ont sans doute amélioré l’accès à la mobilité pour certaines personnes ou certains groupes sociaux, mais elles restent insuffisantes face aux problèmes de justice sociale. Peu de choses ont vraiment changé sur la dernière décennie pour les personnes précaires, mais aussi pour les personnes de revenus modestes. Je pense par exemple aux personnes très mobiles comme les aides à domicile, dont le coût et la durée des déplacements ne sont pas pris en compte dans leurs conditions de travail et qui ne disposent pas de remboursement partiel des abonnements en transports publics. Dans les espaces ruraux ou à l’écart des grandes centralités, la LOM a permis le développement d’autorités organisatrices de mobilité, mais aujourd’hui on ne sait pas encore réellement tirer le bilan de cette mesure. Dans ces espaces, les transports publics, lorsqu’ils existent, sont souvent peu adaptés aux besoins des populations locales. De manière générale, l’accès aux modes rapides et confortables ou abordables financièrement reste inégalitaire, selon les revenus, mais aussi entre hommes et femmes. Aujourd’hui, les abonnements en transports collectifs dans la plupart des grandes agglomérations sont trop coûteux pour un grand nombre de personnes modestes et précaires. Et la hausse de l’inflation durant ces derniers mois réduit davantage les marges de manœuvre budgétaires. On voit que la marge de progression reste grande.
À cette notion de justice sociale vient se greffer l’urgence climatique : est-ce que finalement cette transformation de la mobilité qui inclut plus de justice sociale dans un environnement de la transition écologique ne risque pas d’aggraver la fracture sociale ?
CG. La mobilité joue un rôle central dans nos modes de vie, car elle conditionne notre participation à la vie sociale. Et il est vrai que les mesures de régulation de la mobilité, indispensables pour faire face à l’urgence environnementale, risquent d’aggraver les inégalités sociales si nous conservons une approche sectorielle et segmentée des problèmes. L’enjeu principal est celui des inégalités dans l’accès aux aménités (emplois, services, commerces), plus que celui des seules inégalités de mobilité. Pour y répondre, il faut développer une réflexion globale, qui coordonne politiques de transport, d’aménagement, de logement, et politiques sociales.
Car ne nous trompons pas, qu’il s’agisse de mobilité quotidienne ou de mobilité à longue distance, ce sont les catégories sociales aisées qui contribuent le plus au bilan carbone. Aujourd’hui encore, les mobilités à longue distance, en particulier les mobilités en avion, ne sont pas régulées, le kérosène aérien n’est pas taxé. Tant que nous ne régulerons pas les mobilités les plus impactantes, nous ne parviendrons pas à réduire les inégalités sociales. Le risque est même d’accroître le sentiment d’injustice sociale puisque les mesures de régulation de la mobilité quotidienne vont augmenter les difficultés des personnes qui contribuent moins que les autres au bilan carbone. Ce sentiment d’injustice a été au cœur du mouvement social des gilets jaunes, dont l’élément déclencheur, en 2018, relevait précisément de cette régulation de la mobilité à des fins environnementales.
Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas agir, bien au contraire, face aux urgences environnementales. Mais il est impératif de considérer ensemble, sans les séparer ni les opposer, les enjeux de justice et les objectifs environnementaux. La mise en œuvre des Zones à Faibles Émissions mobilité (ZFE-m) est un exemple concret, aujourd’hui, de ce défi et des enjeux de justice sociale et environnementale. Les ménages modestes, qui sont les plus nombreux à posséder ou à utiliser les véhicules les plus polluants, sont les premiers touchés par les interdictions de circulation. À l’inverse, aucune restriction ne pèse sur les véhicules SUV, majoritairement détenus par les ménages aisés, qui, en raison de leur poids, contribuent fortement aux émissions carbone. Leur régulation faisait pourtant partie des mesures recommandées par la convention citoyenne climat et nombre d’organisations de la société civile. Concernant la mise en œuvre des ZFE-m, les premières études montrent que les primes à la conversion ne régleront pas le problème des inégalités. Elles risquent même de les aggraver, puisque seuls les ménages les mieux dotés financièrement pourront acquérir un véhicule électrique ou hybride. Le reste à payer après les aides est beaucoup trop élevé pour les ménages modestes. Les collectivités territoriales, qui se trouvent soumises à l’obligation de mettre en œuvre les ZFE-m, ont devant elles un chantier complexe, qui les invitera peut-être à réfléchir plus globalement aux enjeux de régulation de la mobilité et de justice. Dans cette perspective, il est essentiel d’associer à la conception des mesures de régulation l’ensemble des groupes sociaux concernés, au travers des citoyens et des associations qui les représentent. Par ailleurs, il est clair que ces questions ne sont pas du seul ressort du local : l’État doit jouer un rôle majeur dans la lutte contre les inégalités sociales et dans la mise en œuvre de politiques environnementales justes.
Quels sont les enjeux en matière de mobilité dans les 10 prochaines années ?
CG. On constate tout de même une prise de conscience de la convergence des problématiques sociales et environnementales, notamment autour des questions dites de « mobilité inclusive ». La société civile s’est indéniablement emparée du sujet, à travers la mobilisation des associations. L’exemple du vélo est probant : c’est grâce aux associations que le sujet a progressé de manière décisive au cours des deux dernières décennies. Il est regrettable en revanche que la marche reste un parent pauvre des politiques publiques, alors que c’est le premier mode de déplacement dans les espaces denses et qu’il pourrait être réhabilité dans les espaces périphériques ou peu denses, si les cheminements piétons sécurisés étaient généralisés et les vitesses automobiles plus régulées. L’habitabilité des espaces d’urbanisation diffuse du point de vue d’un accès équitable à la mobilité et aux aménités constitue un enjeu majeur pour les prochaines années.
Un autre sujet important, encore invisibilisé, concerne les inégalités de genre. Aujourd’hui encore, les inégalités d’accès à la mobilité en fonction du genre sont majeures. Ces inégalités se traduisent notamment par le harcèlement des femmes et des personnes minorisées dans les transports publics et dans l’espace public. Une enquête du haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes a révélé en 2015 que 100% des femmes avaient déjà été harcelées ou avaient déjà subi des agressions dans les transports collectifs. Plusieurs entreprises de transports publics et l’État mettent en place des mesures et des stratégies de lutte contre les violences. Mais le problème des violences faites aux femmes et aux minorités de genre est très systémique. Et il doit être étroitement associé aux objectifs d’une mobilité plus soutenable au plan environnemental. Si l’on souhaite faire progresser les modes de déplacements actifs, la marche et le vélo, il est indispensable d’aller au-delà de la lutte contre l’insécurité : il faut déconstruire les normes genrées de l’aménagement des espaces, des infrastructures, de la conception des équipements. À ce sujet, les travaux réalisés par l’association pionnière Genre et Ville, mais aussi les recherches de plus en plus nombreuses de jeunes chercheurs et chercheuses qui croisent l’ensemble des discriminations (classe sociale, genre, race) constituent des apports majeurs aux réflexions sur les (in)égalités face à la mobilité.