[Interview] Jean Viard, Directeur de recherche associé au Cevipof-CN
À l’occasion des 10 ans du Labo, nous interrogeons des personnalités afin qu’elles nous éclairent, depuis leur domaine d’expertise, sur le bilan qu’elles dressent des inégalités en matière de mobilité, sur l’évolution de ce sujet sur les 10 dernières années et sur les enjeux pour les années qui viennent. Aujourd’hui Jean Viard. Le sociologue, Directeur de recherche associé au Cevipof-CN, est convaincu que seuls les territoires peuvent introduire plus de justice sociale.
Quel bilan dressez-vous des inégalités en matière de mobilité sur les dix dernières ?
Jean Viard. On constate aujourd’hui que la majorité des Français, presque 70 % plus exactement, habitent des maisons avec jardin et de fait que les habitats denses sont très minoritaires, concentrés notamment en Île-de-France, région dont l’offre de transports en commun est très large. Ce qui résume donc à dire qu’en matière de mobilité, les problèmes se concentrent essentiellement dans les zones périurbaines et rurales, là où l’on se déplace essentiellement en voiture même pour les trajets courts du quotidien. Du coup, les évolutions technologiques, l’arrivée du tramway, le développement des pistes à vélo… ne touchent qu’une minorité de la population alors que l’offre de substitution à la voiture reste largement insuffisante et peu structurée dès lors que l’on s’éloigne des grandes métropoles. Cette situation a très peu évolué sur les dix dernières années, en dépit de la loi LOM ou des programmes Action cœur de villes et Petites villes de demain, mais également des initiatives des élus locaux. On remarque que la seule réponse politique est d’appliquer un modèle identique à tous les territoires sans tenir compte de leurs spécificités. En d’autres termes, la faiblesse du modèle français est son unicité. Preuve, on ne dénombre pas moins de 63 500 ronds-points, des absurdités en termes de consommation d’espace et d’argent alors que l’Allemagne en comptabilise à peine 5 000. Un modèle de répétition qui s’applique désormais aux vélos. On trace des pistes cyclables partout sans tenir compte de la diversité des territoires et des populations, dans les villes en pente, les villes bourgeoises, les villes ouvrières ou des villes d’immigrés, partout même là où la pratique du vélo est peu démocratisée.
Pourtant en matière de mobilité, la révolution a bien eu lieu il y a trois ans avec la Grande pandémie qui a bouleversé les comportements des Français à bien des égards. L’accélération de la numérisation a bouleversé les modes de travail, d’achats, de culture… et de déplacements avec la démocratisation du télétravail. Le numérique a développé un nouveau rapport au territoire avec d’un côté, le développement de la culture de la proximité et de l’autre, la grande facilité à accéder à des biens qui proviennent du bout du monde. Regardez en Île-de-France, on a perdu 800 000 déplacements quotidiens et 10 % de pollution. Pour autant, l’innovation n’est pas une réponse suffisante face à l’urgence climatique. Or, le problème est que l’on continue à penser la ville comme si c’était une totalité. Prenez Paris avec ses 2 millions d’habitants. 700 000 salariés qui y travaillent et qui habitent ; 1 million de salariés qui y rentrent tous les jours et qui n’y habitent pas et 300 0000 autres personnes qui rentrent dans la ville tous les jours pour différentes raisons. Et que fait-on aux portes de Paris ? On consacre 1/3 de l’espace public aux vélos, 1/3 aux bus et 1/3 aux voitures. Et que constate-t-on ? Les pistes de vélos sont peu utilisées tout comme les couloirs de bus, et les embouteillages s’amplifient. La rue de Rivoli est une excellente illustration de notre gouvernance de l’idéologie. On inscrit les pistes à vélos dans le béton comme ce sont inscrits les ronds-points et les parkings souterrains, indépendamment du territoire et des attentes des Français. Et c’est cette généralisation des modèles en France qui m’inquiète.
Quel regard portez-vous sur cette combinaison transition écologique et justice sociale ?
JV. La principale difficulté́ que nous rencontrons et que nous allons rencontrer réside dans l’adaptation des politiques aux évolutions brutales induites par le changement climatique qui a démarré avant la pandémie. D’abord, parce qu’il y a urgence, mais aussi parce que chacun d’entre nous et la société toute entière a transformé sa perception de l’avenir que chacun souhaite plus écologique et plus humaniste. Reste que notre avenir dépend de la capacité du Politique à accompagner ce mouvement général. En d’autres termes, comment « faire France » dans un pays qui était avant la crise sanitaire, un pays très segmenté et où les décisions politiques se font par groupe social ou par classe ? On le constate clairement avec les ZFE. Pour baisser la pollution, on décide d’interdire les métropoles et grandes villes aux vieilles voitures même si, je l’accorde, lutter contre la pollution est nécessaire. Reste que ce sont les classes les plus défavorisées qui possèdent les plus vieilles voitures et du coup, on les assigne à résidence. La solution aurait été de rendre l’électrification obligatoire pour tous ceux qui roulent beaucoup, les chauffeurs de taxis et VTC, les livreurs, les transports publics et dans le même temps autoriser la circulation à ceux qui utilisent leur voiture qu’une à deux fois par semaine. Ce sont clairement des décisions de classes qui, et ne soyons pas étonnés, aboutissent à des conflits de classes. C’est clairement ce terreau qui nourrit l’Extrême droite qui, on le constate, récupère aujourd’hui à leur profit les questions autour de l’automobilisme. Même constat avec le vélo qui traditionnellement était le moyen de transport pour aller au travail des classes populaires. Aujourd’hui les Bobos le découvrent, eux qui ont toujours eu des voitures. Or, force est de constater que seulement 5 % de cadres et 2 % d’ouvriers l’utilisent pour les trajets domicile-travail de moins de 5 Kms. Moralité, nous avons créé un mythe, celui de la ville du ¼ d’heure, la ville de classes, où l’on y cultive l’entre-soi. Ce thème de la segmentation sociale me préoccupe sérieusement d’autant que l’Exécutif prend des décisions au risque de faire exploser la société, mais qui en définitive ne sont jamais appliquées à 100 %. Non seulement ces dispositifs sont inégalitaires, mais ils sont également inefficaces. Au fond, on voit bien que le mouvement écologique est peu sensible aux inégalités. Il a une autre lecture de la société. Du coup, la lecture sociale, qui historiquement portée par la gauche, est récupérée par l’Extrême droite qui a très bien compris les problématiques liées aux zones rurales et péri-urbaines. La crise politique est pour moi, une crise du périurbain, qui touche, d’ailleurs, tous les pays développés. Ceux qui se sont éloignés des grandes métropoles compte tenu de l’envolée du prix de l’immobilier, et sont devenus ce que j’appelle « les citoyens de l’extérieur », ceux que l’on retrouve aux ronds-points et qui votent pour l’Extrême droite avec la conviction qu’elle est la seule à les comprendre.
Comment introduire un peu plus de justice sociale dans tout ça ?
JV. En appréhendant les territoires différemment et en leur donnant plus d’autonomie. Et, d’ailleurs, le changement de modèle est en cours, avec une montée en puissance de ce que j’appelle le « fait régional ». Les usines ont quitté pour l’essentiel l’Île-de-France alors que se sont développés dans le même temps le savoir, l’économie financière et le tourisme. Le quartier de la Défense, illustre bien ce phénomène ; alors que les usines de Billancourt quittaient Boulogne, est sorti de terre le quartier des affaires. Aujourd’hui, l’Île-de-France est devenue la grande métropole tertiaire de 11 millions d’habitants, pour devenir « le New York de l’Europe » comme je dis souvent. Elle n’est pas vraiment un lieu de production à proprement parlé mais est devenue la métropole européenne où se concentrent le plus de chercheurs et de techniciens au monde. Du coup, les territoires se sont emparés du modèle industriel et se structurent autour de grandes métropoles que ce soient Aix-Marseille, Lyon, mais aussi les métropoles un peu moins importantes comme Toulouse et Montpellier. Aujourd’hui, les régions développent une dynamique suffisante pour libérer l’Île-de-France de sa fonction de centralité. Regardez l’Aquitaine, c’est une région merveilleusement homogène avec des villes moyennes qui la composent plutôt dynamiques, sans aucun deuil industriel, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de passé à gérer, l’activité touristique est importante, et la nature est belle. Mais favoriser le local ne peut se faire sans favoriser les mobilités pour faire des villes un lieu de rencontres amoureuses, intellectuelles, culturelles, ludiques, économiques… Et la révolution numérique renforce leurs pouvoirs. La question qui nous est posée aujourd’hui est de savoir comment articuler tous ces modes de vie pour que tous ces gens vivent bien ensemble et de la façon la plus juste possible.
Quels sont les enjeux en matière de mobilité dans les 10 prochaines années ?
JV. La grande pandémie a redistribué les cartes. C’est la première bataille planétaire contre la nature. Je ne sais pas comment les choses vont se passer, ce qui est sûr, c’est que demain, la vie va être de courir après la nature dans sa transformation tragique. Depuis plus d’un siècle, on prône l’idéologie du progrès. Après un siècle de montée vers la ville, après la société industrielle, après la lutte des classes, on assiste au grand retour des territoires, des lieux, de l’unicité des individus et du sens de la vie. À l’origine de ce bouleversement, la guerre climatique que nous financerons tous durant 2 ou 3 décennies qui nous contraint déjà à nous concentrer sur l’essentiel. Le nouveau combat de l’humanité c’est de sauver l’humanité, mais nous n’avons plus les clés. On est dans une période très complexe, ou la Grande pandémie nous a ouvert la porte d’un commun. L’homme qui avait la main sur la nature ne l’a plus et c’est désormais la nature qui dirige. Je reste malgré tout optimiste sur la question, car la crise sanitaire a donné une conscience planétaire du risque écologique que l’on mesure dans tous les sondages d’opinions. Pour gagner la bataille climatique, on a démarré une période d’innovations industrielle, scientifique et artistique qui va s’accélérer. C’est le sens de l’histoire. Le monde, dans les 10 prochaines années sera totalement différent. En matière de mobilité, on va changer nos modes de se déplacer, c’est certain. Reste qu’aujourd’hui on ne sait tenir que des discours anti-voitures, mais ne confondons pas voiture et pollution. Des discours de Bobos urbains qui conviennent à ceux qui habitent les grandes villes. Or comme je disais, 70 % des Français habitent en zones rurales et périurbaines et qu’en attendant « la maison brûle et nous regardons ailleurs » comme disait déjà Jacques Chirac lors du IVe sommet de la Terre, en 2002. Nous n’avons plus le temps de prendre les mauvaises décisions. Changer le moteur d’une petite voiture coûte 10 000 euros, la prime est de 6000 euros. Or, si vous changez votre moteur, vous n’êtes pas éligible à la prime….