[Interview] Jean Coldefy « Il faut tenir compte des inégalités sociales et territoriales en matière d’émissions de CO2 liées au transport »
Directeur des programmes d’ATEC ITS France et conseiller du président de Transdev, Jean Coldefy, publie “MOBILITÉS – CHANGER DE MODÈLE – Solutions pour des déplacements bas carbone et équitables » : comment décarboner les déplacements de manière équitable ? Combien cela coûtera-t-il et qui paiera ? Quels impacts sur la gouvernance publique ? Autant de questions auxquelles il apporte une réponse dans son dernier livre.
Vous venez de publier “Mobilités – Changer de modèle – Solutions pour des déplacements bas-carbone et équitables », aux éditions Publishroom. Pourquoi ce livre ?
Jean Coldefy. D’abord, parce que le réchauffement climatique s’impose comme le problème majeur de nos sociétés. Les mises en garde du GIEC et la feuille de route européenne (Green Deal, Fit for 55) nous imposent de décarboner l’économie dans des délais extrêmement courts. Alors que l’industrie, la construction, l’énergie sont déjà parvenues à réduire de façon significative leurs émissions de gaz à effet de serre, la mobilité contribue encore, en France, à plus de 30 % des émissions, dont 16 % pour la voiture. S’il est impératif de décarboner vite et efficacement, il est tout aussi impératif de le faire de façon équitable. On ne réussira pas la transition climatique sans embarquer la population. Décarboner les mobilités est un challenge immense, mais c’est un enjeu commun qui devrait donc nous aider à nous réduire les inégalités sociales et territoriales en termes de mobilité. L’urgence nous impose aujourd’hui de changer de paradigme.
Les questions de mobilité ont été mises sur le devant de la scène avec la crise des gilets jaunes. Quelles leçons peut-on tirer de cette crise ?
JC. La crise des gilets jaunes a été la réaction violente de la population dépendante de leur véhicule qui s’est sentie agressée par des mesures qui se sont cumulées en 2018 : hausse du prix de l’essence, limitation de vitesse et réforme du contrôle technique. La taxe carbone a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase même si elle pesait très peu dans le surcout des carburants. Réussir la décarbonation nécessite de prendre en compte les spécificités des territoires pour mener des politiques publiques plus équitables. Aujourd’hui, les habitants des villes centres des grandes agglomérations ne représentent que 8 % de la population et disposent de toutes les alternatives à la voiture, alors que la population des couronnes, plus de la moitié de la population, ne dispose que très peu voire pas du tout d’alternatives à la voiture. Notre système de mobilité n’a pas accompagné la métropolisation des emplois et l’urbanisation qui en a suivi depuis les années 90. Identifier les inégalités sociales et territoriales en matière d’émissions de CO2 liées au transport est indispensable pour intégrer ces enjeux aux solutions pour décarboner les mobilités.
Face à l’urgence, quelles sont les enjeux pour une décarbonation équitable ?
JC. La mobilité est au cœur de nos activités. On ne se déplace pas pour se déplacer, mais pour réaliser des activités. La mobilité n’est pas une nuisance elle est une nécessité. Si on a connu un incroyable développement économique, c’est parce que les marchandises et les individus ont pu se déplacer et de plus en plus loin. Permettre à des populations d’aller chercher non pas à côté de chez eux, mais un peu plus loin un emploi, a permis d’augmenter le taux d’emploi et ainsi de contenir le taux de chômage. La mobilité favorise ainsi l’accès à plusieurs espaces d’opportunités, pour soi et pour les autres. Elle permet ainsi de réduire les inégalités régionales et donc d’instaurer plus d’équité et d’offrir à chacun l’opportunité d’accroître ses propres revenus. Il ne faut pas oublier que nous sommes un pays de classe moyenne ; or, si d’un point de vue national on a pu réduire les inégalités par un système de redistribution qui a fait ses preuves, sur le plan territorial, elles sont plus fortes, notamment en ce qui concerne l’accès aux transports en commun. En Île-de-France par exemple, 20 % de la population a à sa disposition 50 % de l’offre nationale. Plus on s’éloigne des villes centres des agglomérations plus l’offre se tarit. Notre système de transports en commun en particulier TER n’a pas suivi la dynamique métropolitaine. Conjugué avec un urbanisme d’éparpillement, du fait d’une gestion trop locale de l’urbanisme dans le périurbain, ceci a grandement favorisé l’usage de la voiture pour accéder aux emplois des agglomérations. Ces flux entre la commune-centre et les couronnes représentent la moitié des émissions de la mobilité des aires urbaines, les villes-centres ne pesant que 2 %, vingt-cinq fois moins ! Ces dernières disposent des alternatives à la voiture à l’inverse des couronnes : voilà pourquoi des centaines de milliers de voitures engorgent les grandes villes. Sur Lyon 220 000 personnes travaillent sur la métropole sans y travailler, on a 35 000 places de disponibles en TER. Vous avez des situations similaires dans quasiment toutes les grandes agglomérations. Les parcs relais sont partout sous-dimensionnés, pour les vélos comme pour les voitures. Nous avons un problème d’offre de transports en commun.
Que faire pour répondre à l’urgence ?
JC. 77 % des kilomètres quotidiens parcourus en France sont le fait de trajets supérieurs à 10 km, c’est hors de portée du vélo, qui doit plutôt être pensé en intermodalité. La voiture électrique si elle permettra à terme de baisser nos émissions de 60 % n’est pas zéro carbone et ne résout en rien le problème de l’occupation de l’espace public en ville : le report modal vers les transports en communs s’impose pour arriver au zéro émission. Mais au final l’urgence, c’est d’adapter notre système de gouvernance territorial qui est complètement déconnecté des bassins de vie des français c’est-à-dire de là où nous habitons et là où nous travaillons.
Quelles solutions préconisez-vous pour relever ces défis ?
JC. À chaque mode sa zone de pertinence : le vélo pour les courtes distances, la voiture dans les zones rurales, les transports en commun au sein des villes, la combinaison vélo / voiture et transport en commun pour accéder aux villes. Le vélo ne peut pas répondre à l’essentiel des kilomètres parcourus, déployer des transports en commun dans des zones peu denses n’est pas pertinent.
Les difficultés du ferroviaire mettront plus d’une décennie à se résoudre compte tenu des problèmes d’infrastructures et des couts de la SNCF. La mise en concurrence permet déjà de faire de fortes économies aux Régions qui se sont lancées, mais nous avons pris beaucoup de retard par rapport à nos voisins qui pour le même budget public font circuler deux fois plus de TER. Si le rail est un moyen de transport rapide, il ne permet pas de desservir tous les territoires et répondre à tous les besoins : Le réseau ferré c’est 30 000 de kilomètres de voies, le réseau routier 1,1 million de kilomètres. En complément de la régénération ferroviaire, les RER métropolitains doivent intégrer la route avec une adaptation des voiries pour les transports en commun et la voiture partagée. Des parkings relais en amont des agglomérations pour garer sa voiture ou son vélo, des cars express à haute fréquence en heures de pointe circulant sur des voies réservées sur les grands axes routiers en accès aux agglomérations, autant d’aménagements qui obtiennent des résultats saisissants. J’ai conduit une évaluation pour France mobilité, qui démontre que les services de cars express sont une réponse efficace et efficiente. Là où ils sont déployés, on est obligé de renforcer les fréquences, passer à des cars à double étage tellement la demande est forte. Concrètement, ce mode de transport représente une économie de temps de 40 minutes par jour et financière de 200 € par mois. Concentrons-nous sur les petites et grandes couronnes en déployant des offres économes en CO2 et de surcroit allègent les budgets des ménages. Dans les centres-ville, les mobilités sont déjà décarbonées, l’essentiel du trafic provenant de gens en provenance de l’extérieur.
Pensez-vous que le modèle qui se met en place s’annonce plus équitable ?
JC. Il est clair que plus l’égalité progresse plus les inégalités paraissent inacceptables. En France, la question d’équité est extrêmement sensible et cette forte demande sociétale doit trouver une réponse politique. Il faut mettre en place des alternatives de mobilité pour ceux qui ont des difficultés à se déplacer. Dans les zones rurales, la voiture va rester prédominante. Basculer vers le véhicule électrique est possible en ciblant les aides à l’achat. Le système de leasing paraît être une solution pour les ménages à bas revenus. Dans l’accès aux villes c’est par une intermodalité voiture / vélo et transports publics que passera la solution.
Le monde de la décarbonation s’avère plus contraignant, non ?
JC. Le monde de la décarbonation sera, pour les mobilités, plus contraignant que celui qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui. L’acceptabilité des contraintes nouvelles notamment du report vers les autocars express ou le train, ou du poids financier du passage à la voiture électrique demandera une évolution de la gouvernance et de la régulation des transports. Pour se faire, les autorités organisatrices de la mobilité doivent acquérir un champ d’action plus étendu, qui ira bien au-delà de l’organisation de l’offre de transports publics. Cette gouvernance des mobilités devra se faire en cohérence avec le périmètre économique des agglomérations, ce que l’on appelle une aire urbaine : aujourd’hui on ne travaille plus là où l’on habite. Sans ce changement de gouvernance, les villes s’occuperont de leurs habitants, les régions des zones rurales et pas grand monde de ceux qui font la navette, pourtant très nombreux et à l’origine de l’essentiel des émissions de la mobilité. Pour tenir nos engagements climatiques, la décarbonation appelle un doublement des financements actuels dans les infrastructures et services de mobilité : c’est un programme additionnel ciblé de 50 milliards d’euros qu’il faut déployer autour des 22 métropoles françaises. Alors que les collapsologues prospèrent dans une société française profondément pessimiste, des voies existent pour adapter notre système de mobilité aux enjeux du XXIe siècle : relier les territoires et réduire fortement d’ici moins de dix ans nos émissions de CO2. Le réchauffement climatique peut et doit être un facteur de cohésion sociale vers un futur désirable qui nous fasse tourner la page des excès du consumérisme afin de privilégier à nouveau l’investissement, le futur sur le bien-être immédiat, à l’image de l’effort collectif entrepris après 1945 pour redresser le pays.