« Il est nécessaire de construire des digues de sécurité pour que les personnes fragilisées ne plongent pas » – Interview de Pascale Novelli
Docteure en sciences économiques et autrice du rapport statistique annuel du Secours Catholique – Caritas France « État de la pauvreté en France 2021 ». Pascale Novelli revient sur l’intensification de la pauvreté depuis la crise sanitaire, s’inquiète de la montée en puissance de la précarité alimentaire et interpelle sur l’isolement des plus précaires. Rencontre.
LMI. Le secours catholique a rendu son rapport 2020, une année particulière ; Quel bilan dressez-vous ?
Pascale Novelli. La crise sanitaire a permis de mettre un coup de projeteur sur des familles, des personnes seules, jeunes et moins jeunes, que nous côtoyons au quotidien au Secours catholique, qui ont besoin de l’aide alimentaire pour pouvoir se nourrir. Selon le ministère de la Santé et des Solidarités, en 2020, près de 7 millions de personnes ont à subir cette humiliation. Environ 10 % de la population. Huit fois plus que dans les années 1980.
En 2020, au Secours Catholique-Caritas France, 61 000 bénévoles répartis dans près de 3 500 équipes ont accompagné 777 000 personnes rencontrées. Ce sont 409 500 adultes et 367 000 enfants qui ont ainsi franchi nos portes. L’étude annuelle que nous publions a été réalisée à partir d’un échantillon représentatif des dossiers d’accueil, et concerne 38 800 ménages. Une base solide qui permet l’étude des situations de pauvreté des personnes rencontrées. Ce qui ressort de la publication 2021 est que l’aide pour pouvoir se nourrir demeure, après la demande d’écoute, la deuxième raison pour laquelle plus de 700 000 personnes se tournent vers nous chaque année, faute de revenus suffisants. Les dépenses contraintes, loyer, eau, énergies, transports ne cessant d’augmenter, le reste à vivre est si faible qu’il est impossible de payer la nourriture, les produits d’hygiène, les soins médicaux, les vêtements ou encore les loisirs. Et pour cause, le reste à vivre s’élève entre 2 à 9 € par jour et par personne. Sans compter, que près du quart des personnes que nous accueillons, n’a même aucune ressource financière, essentiellement des étrangers. L’édition 2021, est publiée dans un contexte plus que jamais marqué par l’incertitude et la peur de l’avenir, alors que pour beaucoup d’entre eux l’année 2020 a été l’année de tous les dangers : risque sanitaire, perte de revenus, isolement dû au confinement, distanciation, peur de l’autre, peur du chômage.
Qu’est-ce qui vous alerte particulièrement ?
PN. Si le rapport montre que la situation des personnes accompagnées par le Secours Catholique était déjà précaire, la crise sanitaire a encore fait baisser de 6 euros le niveau de vie médian des ménages que nous suivons par rapport à 2019. En euros constants, il atteint seulement 537 euros, un chiffre, comme vous le constatez en dessous du seuil d’extrême pauvreté (40 % du revenu médian), estimé à 716 € en 2019. 22 % des ménages ne percevaient même aucune ressource, c’est 7 points de plus qu’en 2010. Ce sont souvent des ménages de nationalité étrangère, parmi lesquels de plus en plus d’étrangers pourtant en situation régulière. Ces ménages sans ressource sont aussi plus fréquemment des couples avec enfants (28 % en 2019).
Pourtant, dans l’édition précédente, vous constatiez que la part de ménages qui perçoivent des revenus du travail augmente alors que celle qui touche des prestations sociales baisse ; comment l’expliquez-vous ?
PN. En effet, 54 % des ménages ayant des ressources formelles percevaient des revenus du travail, y compris retraite et chômage indemnisé en 2019, contre 46 % en 2010. Et à l’inverse, en effet, la part des ménages percevant des prestations sociales, notamment les allocations familiales, les APL (aides personnalisées au logement) et le RSA (revenu de solidarité active) baisse fortement. Cela peut s’expliquer à la fois par une baisse de l’éligibilité à ces aides, mais aussi par une hausse du non-recours. Plus d’un tiers des ménages reçus au Secours Catholique et éligibles au RSA ne le perçoivent pas. Alors que le niveau de vie médian des allocataires était de 648 €, celui des non-allocataires éligibles était de 200 € en 2019. L’autre constat est que la majorité des personnes accompagnées par le Secours Catholique est en situation d’inactivité. Une tendance qui s’accélère depuis 2015. En 2019, 57 % des adultes rencontrés sont inactifs, soit 12 points de plus qu’en 2015 (alors que 92 % sont en âge de travailler). Les personnes n’ayant pas le droit de travailler représentent 23 % des adultes rencontrés. Une part multipliée par 2,8 depuis 2010, composée de personnes de nationalité étrangère en attente de statut légal ou de régularisation, ou sans papiers.
Les autres adultes inactifs en âge de travailler sont pour l’essentiel des personnes ayant une inaptitude pour raison de santé (14 %) ou de handicap, et d’autres qui ont renoncé à chercher un emploi, que ce soit par découragement ou par impossibilité d’en trouver (17 %). Du coup, la part des personnes qui sont au chômage depuis plus d’un an, et donc non indemnisés, a fortement augmenté depuis le début de la décennie, passant ainsi de 46 % en 2009 à 63 % en 2019. Mais dans notre dernière édition, on constate une augmentation du nombre de chômeurs de plus courte durée.
L’année dernière, vous avez fait une étude approfondie sur le budget des personnes accompagnées par le Secours Catholique ; qu’en ressort-il ?
PN. L’étude menée sur les budgets de près de 3 000 ménages accueillis par le Secours Catholique en 2019 fait apparaître, et ce n’est pas une surprise, le manque cruel de revenus. Mais, sur un échantillon des personnes moins pauvres, celles qui ont des revenus, l’enquête a permis d’éclairer leur quotidien rythmé par les privations et les arbitrages impossibles entre chauffer le logement ou se nourrir, acheter un habit pour la rentrée ou payer la facture d’électricité. L’étude nous rappelle également que la pauvreté a un caractère multidimensionnel. Le manque de revenus engendre des incertitudes sur l’avenir et pour celui de ses enfants, des problèmes de santé qui bien souvent ne peuvent être pris en charge, des ruptures relationnelles et un isolement dangereux dus à la honte et aux manques de moyens de se déplacer.
Si l’on s’arrête sur les chiffres, on constate que les ressources des personnes que nous recevons n’ont pas progressé en dix alors qu’elles étaient déjà très faibles. Le montant médian des ressources des ménages étudiés s’élève en 2019 à 1 037 €, très proche de celui de 2009 (en euros constants). L’écart entre le seuil de pauvreté et le niveau de vie se creuse à mesure que la taille du ménage augmente, les couples avec enfants sont ceux qui ont des niveaux de vie les plus faibles, avec un niveau de vie médian des de 733 €, soit bien en dessous du seuil de pauvreté à 60 % (estimé pour 2019 à 1 074 €) et juste au-dessus du seuil d’extrême pauvreté à 40 % (716 € estimé en 2019). Globalement, la pauvreté est présente dans toutes les zones du territoire, et souvent plus qu’on pourrait le croire, mais le niveau de vie est plus faible dans les grandes villes, ce qui confirme l’ampleur de la pauvreté en milieu urbain. Autre constat : les dépenses pré-engagées représentent un poids considérable dans le budget des ménages en situation de précarité : elles absorbent plus de la moitié (56 %) de leurs ressources disponibles contre 30 % du revenu disponible de l’ensemble des ménages de France métropolitaine. Le montant médian des dépenses pré-engagées s’élève à 604 € par mois : essentiellement des dépenses de logement (440 €) et des dépenses d’énergie et d’eau qui lui sont liées (103 €). Les APL parviennent toutefois à alléger considérablement cette dépense, en réduisant le montant médian des loyers nets à 227 €. En déduisant du revenu disponible les dépenses contraintes, on obtient le niveau de vie arbitrable, c’est-à-dire ce qui reste pour se nourrir, se vêtir, se déplacer, se soigner, faire des travaux, payer la cantine, les dépenses culturelles, le sport, les vacances… À savoir presque rien.
Revenons sur cette insécurité alimentaire.
PN. 89 % des ménages interrogés déclarent se trouver en situation d’insécurité alimentaire. 9 % sont en insécurité légère, 53 % en insécurité modérée et 27 % se déclarent en insécurité grave. Et environ 85 % des ménages se disent préoccupés par les effets de l’alimentation sur leur santé.
Comment stopper cette trappe à pauvreté ?
PN. Avec la crise sanitaire, économique et sociale, chacun a pu mesurer combien nos filets de protection sociale sont précieux qu’il s’agisse du chômage partiel, des systèmes de soins… mais également combien ces mailles du filet sont fragiles et trop peu sécurisées. Face au risque de basculement de centaines de milliers de personnes dans la pauvreté, dont le niveau actuel des minima sociaux ne permet pas de stopper cette spirale, il est nécessaire de construire des digues de sécurité pour que les personnes fragilisées ne plongent pas. Certes, il existe les aides du gouvernement, comme le chèque énergie, mais ces aides sont ponctuelles. Car si le pouvoir d’achat de la majorité des Français a très légèrement augmenté depuis le début du quinquennat, celui des 10 % les plus pauvres, a encore baissé. C’est donc sur les ressources qu’il faut agir. Le Secours Catholique milite pour la mise en œuvre d’une politique de la confiance qui repose sur quatre piliers : premièrement, un référent unique de l’accompagnement social à même de mobiliser les intervenants socio-professionnels du territoire au service du projet de la personne. Deuxièmement, il faudrait mettre en place des contrats spécifiques d’activité qui permettent à la personne d’être en activité et de contribuer par son travail à la vie collective. Troisièmement, il faudrait mobiliser le compte personnel de formation ou d’activité pour renforcer les compétences des personnes. Enfin, nous militons pour la garantie d’un niveau de ressources pour une vie digne.
La question des mobilités est au cœur des inégalités : accès à l’emploi, aux besoins du quotidien… Comment rompre ce cercle vicieux ?
PN. On sait qu’au centre des inégalités criantes, la mobilité quotidienne comme condition d’insertion sociale et professionnelle paraît être un des vecteurs essentiels. Or, comme le démontre une fois de plus cette enquête, la trappe à pauvreté engendre l’isolement, car bon nombre renoncent à se déplacer par défaut de mobilité et de moyens financiers. Aujourd’hui, près d’un quart des Français et un jeune sur deux renoncent à un travail ou à une formation faute de moyen de déplacement. Pour favoriser l’inclusion sociale et professionnelle de ces ménages, le Secours Catholique propose des solutions de mobilité adaptées aux situations et aux territoires.
Pour faciliter le retour à l’emploi, le Secours Catholique peut aider financièrement la personne accompagnée, sur décision de la Commission des aides, en contribuant au financement du permis de conduire ou l’achat de véhicules. Nous développons par ailleurs un réseau de garages solidaires, appelé Solidarauto, permettant de réparer, louer ou acheter un véhicule à faible coût. Nous proposons également des prêts de véhicules (mobylettes, vélos, voitures) pour les trajets professionnels. Des ateliers vélos sont également organisés dans certaines délégations ainsi que de l’accompagnement au permis de conduire via la conduite supervisée. Enfin, pour aider une personne sans ressource ou exclue du prêt bancaire classique à amorcer un projet de vie, notamment professionnelle, le Secours Catholique propose une solution de microcrédit personnel. Ce prêt va de 300 à 5 000 euros sur une durée de remboursement de 3 mois à 5 ans pour financer des projets qui ont une incidence sur la recherche d’emploi ou sur l’insertion, comme l’achat d’un véhicule et le financement d’une formation.
Pour consulter le rapport : https://www.secours-catholique.org/actualites/etat-de-la-pauvrete-en-france-2021