« La mobilité renvoie désormais à la notion de cohésion sociale » Interview d’Éric Le Breton
Pour Éric Le Breton, sociologue à l’Université de Rennes 2 et spécialiste de la mobilité, la question des inégalités mobilitaires est désormais au cœur des politiques de mobilité. Le LMI l’a rencontré à l’occasion de la sortie de son nouvel essai « Mobilité et citoyenneté » qu’il vient de publier aux éditions Apogée.
LMI. Vous venez de publier aux éditions Apogée, « Mobilité et citoyenneté ». Quels liens établissez-vous entre mobilité et citoyenneté ?
Éric Le Breton. On s’oriente vers un renforcement de la notion citoyenne et politique de la mobilité. Désormais la mobilité s’affranchit du domaine technique dans lequel elle a toujours été enfermée, pour le meilleur et pour le pire. Depuis quinze ans, on constate qu’elle relève surtout du politique, au sens noble du terme. En d’autres termes, la mobilité n’est plus liée seulement à la politique publique d’aménagement ou aux infrastructures ; elle renvoie aux notions de cohésion sociale et de lien social dans un contexte économique difficile. C’est l’Institut pour la ville en mouvement (IVM) qui a identifié ce un lien direct entre mobilité et cohésion sociale, il y a 20 ans et plus tard le LMI (Laboratoire de la Mobilité inclusive). Depuis, il n’est plus à démontrer. Et 20 ans après, la LOM (Loi Organisatrice des Mobilités) y consacre même un large volet. D’ailleurs, la crise des « Gilets jaunes », le plus grand mouvement social depuis 40 ans, témoigne de cette relation étroite. Car n’oublions pas que c’est bien cette rupture d’égalité entre les territoires qui est au cœur de leurs protestations qui témoignent d’une rupture d’égalité « mobilitaire » profonde entre les centres d’agglomérations qui ont tout et les territoires ruraux, qui n’ont rien.
Est-ce que l’urgence climatique est une fracture supplémentaire ?
ELB. Oui, dans un sens puisque l’objectif de zéro carbone en 2050 soulève déjà des problèmes égalitaires. Ils sont liés à l’accès facile ou difficile aux ressources naturelles, à des espaces verts par exemple et aux cœurs de villes qui font l’objet de politiques de préservation de l’espace avec moins de voitures, moins de nuisances sonores et moins de pollution, alors que passer la première couronne de ces grandes agglomérations, la voiture reste le premier moyen de déplacement faute de modes de transports alternatifs. En fait, plus vous êtes pauvre, plus vous êtes exposé. S’ajoute à cette exposition inégalitaire, le fait que les plus pauvres, les plus concernés, ont également moins de ressources pour faire face aux conséquences. Et la voiture est un exemple très représentatif. Que font faire ces populations qui ne pourront plus utiliser leur véhicule diesel dans les grandes agglomérations, alors qu’en dépit des aides, ils ne pourront accéder aux véhicules électriques ? La transition écologique soulève donc un autre problème politique, celui de la cohésion de la société projetée sur son avenir.
Qu’est-ce que la crise sanitaire que nous traversons a changé ?
ELB. Si la crise sanitaire a exacerbé les souffrances, elle a aussi permis de mieux entendre ces populations rurales prisonnières de 2 heures de voiture par jour, ces populations urbaines prisonnières de 2 à 3 heures de RER ou du train, soumises aux grèves, à l’augmentation des tarifs… bref au durcissement des conditions de transport. Un lot de problèmes qui renvoie chacun à des expériences douloureuses. Des décennies durant, c’était ainsi ; ils acceptaient de prendre le métro, le RER ou le train, de monter dans leur voiture et d‘accumuler des heures de transport. Personne n’en parlait… sauf qu’aujourd’hui, les confinements aidant, on en parle et les débats montent en puissance au point d’en devenir un point de mobilisation. Cette fusion de tous ces champs de débats autour de la question mobilitaire est bien, désormais, une question politique.
Peut-on espérer des réponses ?
ELB. Elles émergent. C’est tout de même incroyable de voir qu’en 20 ans, nous sommes passés de problèmes invisibles, qui n’intéressaient aucun des gouvernements qui se sont succédés, à une Loi d’Orientation sur les mobilités, en faisant de la mobilité au sens large, un des principaux chantiers des villes, des communes et des intercommunalités. En 20 ans, nous sommes passés du tout voiture, à la quête d’une mobilité apaisée, partagée, de mobilité qui ne soit plus destructrice de l’environnement. Mais désormais il faut mettre un coup d’accélérateur dans les couronnes des agglomérations.
Le citoyen dans tout ça ?
ELB. Les communautés mobiles, réunies autour des questions de mobilités, pour le coup n’existent pas tout à fait. Les avancées se font parce qu’il y a des expressions individuelles très fortes. Des individus qui n’en peuvent plus du métro, de la précarité et de l’enclavement. Mais ces cris de mécontentement sont individuels et montent directement aux élus locaux. Il n’y a pas encore de communautés de citoyens mobiles pour une raison simple : il est difficile de réunir dans des communautés des gens qui ne font que prendre le train ensemble, qui ne se côtoient que sur le périphérique, que dans le RER ou le métro. Le citoyen habitant, qui a des voisins, qui croise des associations, bref encré dans son territoire de vie, peut, lui se mobiliser facilement. Lorsque vous êtes usager de la RATP, vous n’avez que les 200 personnes sur une rame qui, partagent à un temps T, la même expérience. Ils auraient le même intérêt que vous de protester pour qu’enfin les conditions s’améliorent, mais chacun suit son chemin. La mobilisation générale est difficile. Il y a une sorte de paradoxe de notre société mobile : la citoyenneté et la démocratie mobile ont du sens, elles renvoient à de vrais enjeux bien identifiés par tout le monde, mais ces enjeux ne sont incarnés par presque aucun collectif agissant.
Qu’essayez-vous de démontrer à travers votre dernier livre ?
ELB. Qu’il serait temps de mettre nos fonctionnements démocratiques au diapason de notre société mobile. Les principes de la citoyenneté ont été définis en 1789. Pendant la Révolution, le citoyen est un homme ancré dans son quartier, dans son village. Il paye l’impôt. Il est attaché à un et un seul domicile. 250 ans plus tard, nous sommes nombreux à avoir plusieurs résidences et à nous déplacer continûment pour les études, le travail, les loisirs… N’y aurait-il pas désormais une contradiction entre un fonctionnement démocratique qui propose au citoyen un seul lieu de vote et nos espaces de vie multiples, changeants et ouverts ? La question est d’autant plus légitime que la scène politique est occupée par bon nombre de sujets « mobilitaires » comme je viens de vous exposer : les « Gilets-jaunes », les débats environnementaux (moins de voitures, moins d’avions), l’épuisement des utilisateurs des trains et des métros et des personnes prises en otage par les embouteillages… Ces enjeux sont bien installés dans la vie quotidienne de nos contemporains. La mise en mobilité de la société doit s’accompagner d’une nouvelle adaptation de la citoyenneté.