Le rôle du Défenseur des droits – interview de Daniel Agacinski
Rencontre avec Daniel Agacinski, Délégué général à la médiation auprès de Claire Hédon, Défenseure des droits. Il évoque, pour le LMI, les inégalités en matière d’accès aux droits, revient sur la fracture numérique et sur la question du droit à la mobilité.
Quelle est votre mission auprès de la Défenseure des droits ?
Daniel Agacinski. En tant que Délégué général à la médiation, j’ai comme responsabilité d’animer toutes les interventions de la Défenseure des droits sur le registre de la médiation, et plus précisément, celles en relation avec les services publics. Mais la médiation s’opère également sur d’autres champs de compétences, comme la lutte contre les discriminations ou encore les droits de l’enfant, grâce aux 536 délégués qui reçoivent le public dans 874 permanences sur le territoire, et qui contribuent ainsi au règlement amiable des litiges.
Vous venez de publier une enquête sur les inégalités, quel est le nouveau portrait des inégalités en France ?
DA. Compte tenu de ma mission, je me concentrerai sur les inégalités en matière d’accès aux droits et notamment en matière de services publics. Il y a deux éléments principaux à retenir. D’une part, l’existence d’un droit au recours face à une décision d’une administration publique est ignorée par un Français sur 5. En d’autres termes, 20 % des Français ne savent pas qu’il est possible de déposer un recours contre une décision administrative, qu’il soit contentieux ou amiable. Et évidemment, c’est une caractéristique plus fréquente chez les personnes qui sont le plus en difficulté. On constate également que l’isolement ou la précarité sont des facteurs aggravants de ce non-accès aux droits. L’enquête révèle que les personnes isolées et précaires, mais également les jeunes sont deux fois plus nombreux que les autres à rencontrer des difficultés avec les services publics. C’est préoccupant. Ce n’est pas parce que la population jeune a un usage social ou récréatif du numérique qu’elle maitrise les codes de ses usages administratifs. Et ce constat montre que ce problème risque de perdurer longtemps.
L’autre élément important de l’enquête réside dans les difficultés que rencontrent les usagers à établir un contact avec l’administration, à obtenir une réponse à leur problème et à comprendre les informations notifiées. On prend ainsi la mesure du recul très important, ces dernières années, de la qualité du contact entre les services publics et les usagers, qui entraîne inévitablement des inégalités d’accès au droit pour ceux qui n’ont pas acquis les codes devant la complexité des démarches.
La numérisation des services publics creuse-t-elle davantage les inégalités ?
DA. Il existe une partie de la population pour qui la dématérialisation est une avancée, car elle permet un réel gain de temps. En effet, sans se déplacer, il est plus facile d’accéder aux services de l’Etat à toute heure pour ceux qui maîtrisent le numérique et qui sont bien équipés. Sans compter que pour certains publics qui souffrent de handicap, cela pourrait même être un atout. Néanmoins, la difficulté d’accès aux outils et à internet, pour ceux qui habitent dans des zones blanches ou qui n’ont pas d’ordinateur, est une réalité, tout comme l’absence de maîtrise des usages de ces outils de communication. Et c’est justement la partie de la population qui rencontre ces difficultés qui aurait le plus besoin d’accéder aux services publics. Ce sont donc des inégalités qui s’ajoutent à d’autres. C’est pourquoi le numérique ne doit jamais être l’accès exclusif et obligatoire aux démarches administratives. Quand il est une voie supplémentaire de contact offerte aux usagers, en plus de l’accueil physique ou téléphonique, c’est formidable. En revanche, lorsque la dématérialisation devient un obstacle pour celui qui a besoin de réaliser des démarches, alors là nous dénonçons les inégalités et nous rappelons l’administration à ses obligations. La question de la numérisation des services publics se pose également pour les majeurs protégés car la répartition de l’accès aux comptes numériques entre le majeur protégé et la personne qui s’occupe de la protection est encore très confuse sur le plan de l’accès aux informations personnelles. Mais également les personnes détenues, pour qui le numérique devrait faciliter l’accès aux droits, mais qui, faute d’accès à internet dans les prisons, se voient dans l’incapacité d’accéder à un certain nombre de leurs droits, qui pourtant sont fondamentaux, notamment dans la perspective de leur réinsertion.
Qu’en est-il du droit à la mobilité ?
DA. Les saisines que nous traitons relèvent souvent de difficultés liées à l’accessibilité et concernent les publics handicapés ou à mobilité réduite. Notre fonction est d’y répondre en s’appuyant sur le droit en vigueur, en particulier sur la loi de 2005, modifiée en 2015 par l’obligation d’adopter des agendas d’accessibilité programmée, et la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées… Lorsque c’est le cas, nous rappelons à l’organisme ou à l’autorité mise en cause qu’elle n’est pas en conformité avec ses obligations. Nous lui demandons de rendre des comptes sur la manière dont elle répond aux impératifs d’accessibilité et nous ouvrons le dialogue en vue d’une mise en conformité. On rappelle les obligations d’accessibilité en général, mais on met aussi en avant, lorsque les établissements ont des lieux ou des équipements de transport ne pouvant être rendus accessibles, l’obligation d’aménagement raisonnable. Ne pas effectuer de tels aménagements est, en effet, constitutif d’une discrimination. C’est un élément puissant de progression de l’accès aux droits, sachant que l’accessibilité complète est un objectif encore très lointain. Nous organisons par voie de médiation la possibilité de définir les aménagements nécessaires et de trouver une solution adaptée afin de faire progresser le droit effectif à la mobilité, et ce faisant aux droits fondamentaux qui en découle (droit au travail, à l’éducation, au logement, etc.), pour les personnes qui nous saisissent.
L’objectif étant de mettre le mis en cause dans une dynamique d’effort, sur une trajectoire positive. Mais cela ne veut pas dire que l’on arrive toujours à des résultats rapides. Il faut malheureusement être lucide. En effet, la mobilité touche à des infrastructures et des équipements sur lesquels les choses avancent lentement. Et si l’on regarde les objectifs de la loi de 2005, force est de constater que depuis, les évolutions ont été très poussives en termes de mise en conformité au regard des objectifs définis par la loi et les engagements internationaux. Aujourd’hui, si des avancées sont tout de même constatées, les objectifs sont encore loin d’être atteints.
Après presqu’une année de crise sanitaire, quel bilan tirez-vous ?
DA. Il est encore tôt pour dresser un bilan, car la crise sanitaire se poursuit. Mais d’ores et déjà, on constate que les difficultés récurrentes se sont accentuées. Les personnes les plus précaires et les plus vulnérables sont celles qui souffrent le plus des obstacles qui compliquent l’accès aux droits. Je pense aux personnes sans domicile fixe qui, lors du premier confinement, ont été dans l’incapacité à accéder aux services publics, alors fermés. Mais également aux mères de famille seules qui durant un temps ne pouvaient accéder à certains supermarchés car ils interdisaient les enfants, quand d’autres interdisaient le paiement en espèces… Nous avons pu régler certains de ces problèmes au niveau national. J’ajoute que, dans cette situation exceptionnelle, un certain nombre de services publics se sont montrés extrêmement réactifs et disponibles. Il faut le souligner, car c’est ce qui a permis au pays de tenir.
Pour terminer, de nombreux efforts devront être engagés pour réparer les dégâts sociaux et humains de cette crise, et je pense surtout à la jeunesse. Le Défenseur des droits sera encore plus vigilant et en alerte pour veiller à l’égal accès aux droits pour toutes et tous.
Enquête sur les inégalités pour en savoir plus : https://juridique.defenseurdesdroits.fr/index.php?lvl=notice_display&id=30743
https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/dossier-de-presse/2020/06/rapport-annuel-dactivite-2019
A propos du Défenseur des Droits :
Les principales missions du Défenseur des droits
Le Défenseur des droits, nommé par le Président de la République après avis des commissions permanentes compétentes des assemblées parlementaires, pour un mandat de six ans non renouvelables, est une autorité administrative indépendante chargée de veiller à la protection des droits et des libertés et de promouvoir l’égalité. Cette institution a succédé au Médiateur de la République, au Défenseur des enfants, à la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) et à la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS). Ses missions et pouvoirs définis par les lois organique (n° 2011-333) et ordinaire (n° 2011-334) du 29 mars 2011 sont les suivantes : défendre les droits et libertés dans le cadre des relations avec les administrations de l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics et les organismes investis d’une mission de service public ; défendre et promouvoir l’intérêt supérieur et les droits de l’enfant consacrés par la loi ; lutter contre les discriminations, directes ou indirectes, prohibées par la loi ainsi que promouvoir l’égalité ; veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République, et enfin assurer l’orientation et la protection des lanceurs d’alerte.
Les litiges enregistrés chaque année
Le défenseur des droits reçoit plus de 103 000 réclamations par an dont les 4/5ièmes sont traités par les délégués, au niveau territorial, tous bénévoles. La grande majorité se traite par des règlements amiables pour lesquels on obtient 80 % de réussite.
Qui peut solliciter la Défenseure des droits ?
Les usagers des services publics, les associations mais également les entreprises, mais dans le cadre limité aux marchés publics et aucunement dans des litiges interentreprises. La loi organique prévoit que nous sommes là pour défendre les droits des usagers des services publics quels qu’ils soient, mais la majorité des saisines émane de particuliers.