« L’humanité ne se négocie pas »– Interview de Jean-Christophe Combe
Directeur général de la Croix-Rouge française, Jean-Christophe Combe dresse, pour le LMI, un tableau réaliste et optimiste des grands défis auxquels la société française est confrontée. Dans son dernier livre, « L’humanité ne se négocie pas », publié aux éditions L’Aube, il rappelle que, face aux crises sanitaire et environnementale, nous sommes tous vulnérables. Mais si cette vulnérabilité, tant individuelle que collective, peut apparaître anxiogène, elle est aussi une opportunité. Rencontre.
LMI. Vous venez de publier « L’Humanité ne se négocie pas », pourquoi ce titre ? Est-ce un cri de colère ?
Jean-Christophe Combe. Ce livre est avant tout un appel à l’engagement et à l’action. Sur la base de dix années d’expérience à la Croix Rouge qui m’ont aidé à me forger une vision de la société de demain rythmée sans aucun doute par des crises successives sanitaire, environnementale, sociale et économique, j’en arrive à la conclusion que « L’humanité ne se négocie pas » et que c’est à chacun de reprendre son destin en main. J’invite également les Français à décider du rôle qu’ils souhaitent jouer dans la construction d’un nouveau futur pour les générations à venir et à agir au présent avec volonté et détermination. Car face à cet horizon anxiogène, il existe des solutions, celles que porte la Croix Rouge Française, celles qui nous conduisent vers une société beaucoup plus résiliente, beaucoup plus engagée. L’occasion aussi de faire passer un certain nombre de messages et de mieux faire connaître notre organisation en racontant ses principes, notamment celui de neutralité souvent mal compris et pourtant fondamental car il nous permet, au quotidien, d’agir, d’accéder à tous les publics sur tous les terrains en France et à l’international, et de porter l’idée d’une société résiliente au débat public.
Quel constat dressez-vous après deux années de crise sanitaire ?
JCC. Sans surprise, ce sont les personnes les plus vulnérables qui sont les plus affectées. Pour autant, la particularité de la crise que nous traversons est qu’elle nous frappe tous. Nous sommes désormais tous vulnérables. Et cette grande vulnérabilité se traduit par une nette dégradation de l’état psychologique de la population jeune et moins jeune. Les causes sont multiples, la peur de la maladie, l’isolement ou la rupture de lien social. Or, ces maux devraient perdurer, car malheureusement la crise n’est pas terminée et à la crise sanitaire et sociale s’ajoutent celles de la confiance dans nos institutions, dans la science et dans la démocratie. Heureusement, le soutien financier a servi d’amortisseur. Cette crise a permis également de remettre sur le devant de la scène, les sans-abris, les grands oubliés, mais aussi les migrants dont la situation s’est nettement dégradée depuis le durcissement des règles en Grande-Bretagne suite au Brexit. Mais face à cette vulnérabilité, il y a de l’espoir… individuel et collectif. Car la crise sanitaire a renforcé la dynamique de solidarité qui permet d’y faire face et de mieux aborder celles que nous traverserons demain, pour autant que l’on soit préparé et engagé. Voilà comment est né mon optimiste, car depuis deux ans, nous assistons à des élans incroyables de générosité en matière de dons ou d’engagement.
Lors du premier confinement, ce sont plus de 30 000 personnes qui sont venues offrir leur soutien à un moment où certains de nos bénévoles étaient assignés à résidence. Ce qui nous a permis d’assurer la continuité et de nous déployer plus fortement, que ce soit en intervenant auprès des personnes isolées pour maintenir le lien social, en livrant des repas au domicile des personnes les plus fragiles ou en renforçant les équipes dans nos établissements hospitaliers et dans nos maisons de retraite. Il faut que l’on s’appuie sur cette expérience pour aborder les prochaines crises qui se profilent déjà comme la crise environnementale.
Dans un contexte de telle crise sanitaire, économique et sociale, quelle est l’expertise de la Croix Rouge française ?
JCC. Nos expertises sont nombreuses, car nous exerçons de nombreux métiers qui vont de l’action sociale, à la distribution de denrées alimentaires, de vêtements et de produits d’hygiène, en passant par l’accompagnement social en grande proximité. Les élus locaux nous connaissent très bien, car nous avons créé un maillage sur tous les territoires grâce à nos 1200 implantations locales pour intervenir au plus près des populations et dans l’urgence. Nous comptabilisons également 192 représentations, une dans chaque pays, pour assurer surtout la gestion de risques de catastrophes et le renforcement de leur système de santé. La Croix-Rouge, c’est également un gros opérateur sanitaire, social, médicosocial et de formation, puisque l’on gère plus de 600 établissements en France : des EHPAD, des crèches et des établissements pour personnes handicapées, jeunes et adultes. Des activités beaucoup plus méconnues. Nous formons ainsi des infirmiers, des kinés, des brancardiers… tout le personnel dont on manque cruellement depuis des années, celui qui est en première ligne et dont on a redécouvert l’utilité sociale.
Quel est le modèle économique de la Croix-Rouge ?
JCC. Toutes les activités bénévoles sont financées essentiellement par du don et du mécénat auxquels s’ajoutent quelques activités rémunératrices, comme les formations de secourisme… Ce qui finance le matériel des bénévoles, mais également les denrées de première nécessité. Pour nos activités à l’international, ce sont les bailleurs de fonds internationaux, l’ONU, la mission européenne… qui les financent. Pour ce qui est des activités sociales et sanitaires, les subventions des collectivités sociales, de l’Assurance Maladie, des départements et de l’État nous permettent d’intervenir auprès des populations. Le budget de la Croix-Rouge est de 1,5 milliard d’euros. Nous comptabilisons 18 000 salariés et 65 000 bénévoles, 600 établissements et 1200 implantations locales. L’hyper-proximité, c’est ce qui nous permet d’agir au quotidien, au plus proche des gens.
Quel sera rôle la Croix-Rouge face aux grands défis de ce début de siècle ?
JCC. Son rôle est de préparer et d’apporter des réponses aux différentes crises que nous traversons sur la base des trois piliers de la résilience : le premier est celui de la prévention et de l’éducation de toute la population. Car chacun se doit de faire face à la crise et de se montrer en capacité d’agir. Le deuxième pilier est la réponse à l’urgence, qu’elle soit issue d’une catastrophe ou d’une rupture de parcours de vie. Enfin, le troisième pilier est le retour à l’autonomie, via le lien social et professionnel, pour permettre un retour à l’autonomie des personnes que l’on accompagne. Notre rôle est d’accompagner la population vers un horizon de résilience.
La Croix-Rouge est-elle suffisamment armée ?
JCC. Jamais assez, mais on essaie de se donner les moyens. On ne va pas se mentir, face à ces nombreux défis, nous avons besoin de dons, de nouvelles vocations et de nouvelles ressources. C’est pourquoi, notre ambition est d’inspirer et de donner envie, c’est tout l’objet de ce livre : éveiller les consciences et aider au bon fonctionnement de tout un écosystème sur le terrain : les associations, les collectivités, les CSS, les départements, l’État et les entreprises.
Finalement qu’est-ce que cette crise sanitaire vous aura appris que vous ne sachiez déjà ?
JCC. Que l’on n’est jamais suffisamment préparé à affronter une crise, mais également que l’on ne peut pas compter que sur les autres pour faire face. C’est à chacun d’aider l’humanité à reprendre son destin en main. Cette crise nous fait également réfléchir à l’échelle de valeurs sur laquelle repose notre société. C’est intéressant de voir que, sans hésitation, nous avons placé la vie humaine en tête, sans que personne ne remette en cause ce choix.
Quelles sont vos propositions ? Quels sont les leviers à activer ?
JCC. Première proposition, la préparation. Il faut que l’on soit préparé à faire face. Et pour cela, chaque Français, demain, doit être formé aux gestes qui sauvent. Je propose donc de créer une journée de préparation aux crises qui mobiliserait les écoles, les entreprises et les administrations… pour que s’enclenche une véritable prise de conscience. Autres mesures : valoriser l’engagement pour donner davantage encore envie aux jeunes de s’engager dans des actions de solidarité, en développant par exemple dans les lycées, l’option Croix-Rouge, au même titre qu’il existe l’option latin ou musique. Il est important d’initier les jeunes aux valeurs du droit international humanitaire en faisant entrer dans les écoles des cours de solidarité. Dans les propositions, je reviens sur la société du « prendre soins » et de la place des aidants, de la nécessité de valoriser les carrières dans les secteurs du soin et de l’accompagnement, mais également de renforcer l’attention aux autres.
La Croix-Rouge française, a lancé un programme d’innovation sociale en faveur des mobilités partagées et solidaires baptisé « Croix-Rouge Mobilités » ; La mobilité pour tous, c’est un véritable enjeu ?
JCC. La mobilité est un droit, qui doit permettre à chacun d’accéder à l’emploi, à la santé et à tous les services du quotidien. Sans solution de déplacement, les individus sont assignés à résidence et sont donc exclus de la société. La Croix-Rouge française s’engage fortement sur cette question. Nous avons lancé un projet « Croix-Rouge Mobilité » qui vise à mettre nos véhicules Croix Rouge à disposition des publics éloignés des biens et services de première nécessité. Et dans le cadre du plan de relance, nous avons développé divers programmes en s’appuyant sur notre réseau d’hyper-proximité. Nos ambulances et nos véhicules sont mis en réseau et sont partagés. L’idée étant de trouver des solutions locales et de mobiliser aussi notre communauté et nos moyens au service de la mobilité de nos populations partout sur le territoire, dans l’hyper-rural et l’hyper-urbain.
Qu’est-ce que vous souhaiteriez dans un monde parfait ?
JCC. Une vraie volonté politique que nos propositions soient portées par le gouvernement, mais également que naisse une réelle prise de conscience générale pour que les échéances démocratiques se fassent aussi autour de la solidarité et l’engagement, porteurs d’avenir.